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l’homme et la terre. — progrès

son cortège, mais avec quel scrupule il importe de critiquer les détails de cette grande évolution ! Les misérables populations du Lancashire et de la Silésie nous montrent que tout n’a pas été progrès sans mélange dans leur histoire ! Il ne suffit pas de changer d’état et d’entrer dans une classe nouvelle pour qu’on acquière une plus grande somme de bonheur ; il est maintenant des millions d’ouvriers industriels, de couturières et de servantes qui se rappellent avec larmes la chaumière maternelle, les danses en plein air sous l’arbre patrimonial et les veillées le soir auprès de l’âtre. Et de quelle nature est le prétendu progrès pour les gens du Kamerun et du Togo qui ont l’honneur d’être abrités désormais par l’étendard germanique, ou pour les Arabes algériens buvant l’apéritif et s’exprimant élégamment en argot parisien ?

Le mot de « civilisation », qu’on emploie d’ordinaire pour indiquer l’état progressif de telle ou telle nation est, comme le terme de « progrès », une de ces expressions vagues dont les divers sens se confondent. Pour la plupart des individus, il caractérise seulement le raffinement des mœurs et surtout les habitudes extérieures de politesse, ce qui n’empêche que des hommes à maintien raide et à manières brusques puissent avoir une morale bien supérieure à celle des gens de cour qui tournent d’élégants madrigaux. D’autres ne voient dans la civilisation que l’ensemble de toutes les améliorations matérielles dues à la science, à l’industrie moderne : chemins de fer, télescopes et microscopes, télégraphes et téléphones, dirigeables et machines volantes et autres inventions leur paraissent des témoignages suffisants du progrès collectif de la société ; ils ne veulent point en savoir davantage et pénétrer dans les profondeurs de l’immense organisme social. Mais ceux qui l’étudient dès ses origines constatent que chaque nation « civilisée » se compose de classes superposées représentant dans ce siècle-ci toute la série des siècles antérieurs avec leurs cultures intellectuelles et morales correspondantes. La société actuelle contient en elle toutes les sociétés antérieures à l’état de survivances et, par l’effet du contact immédiat, les situations extrêmes présentent un écart saisissant.

Evidemment, le mot de « progrès » peut causer les plus fâcheux malentendus suivant l’acception dans lequel il est pris par ceux qui le prononcent. C’est par milliers que les bouddhistes et les interprètes de leur religion pourraient compter les définitions diverses du nirvana ;