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l’homme et la terre. — éducation

Toutefois, il est des sommets que profanerait toute arête de monument, toute saillie de constructions humaines, et l’on ressent une impression de véritable dégoût lorsque d’insolents architectes, payés par des hôteliers sans pudeur, bâtissent d’énormes caravansérails, blocs rectangulaires où sont inscrits les rectangles de mille fenêtres et que surmontent cent cheminées fumantes, en face des glaciers, des montagnes neigeuses, des cascades ou de l’Océan !

L’art se laisse donc enrôler à bien mauvaise école ; toute une tourbe de faiseurs habiles au travail entoure les distributeurs de commandes, barons de la finance, municipalités, préfectures et surtout le ministère des Beaux-Arts, l’Etat « Grand protecteur des Arts » ; au moindre signe, tous se précipitent à l’ouvrage : hôtels, palais et temples, tableaux et aquarelles, statues et bas-reliefs, dessins et eaux-fortes, émaux, camées et bijoux, opéras, opérettes et poèmes, tout ce que les maîtres voudront.

Par dizaines de mille, cartons et toiles, plâtres, marbres et bronzes s’alignent chaque année dans des Expositions d’art, dans des « Salons » qui montrent si bien l’incohérence des œuvres en gestation ; chacune heurte sa voisine par une impression différente, et l’on ne peut les regarder avec attention pendant une heure sans de véritables souffrances. Tout cela n’est que travail servile ; néanmoins, on comprend quelle puissante réserve de force, d’adresse, d’habileté, de ressources pour l’avenir se trouve dans ce chaos. Que l’harmonie ajuste toutes ces volontés, que l’accord se fasse entre tous ces ouvriers pour une besogne commune, digne de la grandeur humaine, et d’incomparables merveilles se dresseront aussitôt sur les ruines de nos baraques et même de nos prétendus palais. Pour voir naître de grandes choses, il suffira de faire appel à ceux desquels on les attend, mais il faut que, d’avance, ils soient placés dans les conditions de liberté personnelle, de fière égalité et de parfaite sérénité à propos du gagne-pain, que nulle préoccupation ne les détourne de poursuivre la beauté, que rien de vulgaire ne puisse sortir de leurs doigts !

« L’Art c’est la vie », dit Jean Baffier, l’ouvrier sculpteur qui a mis tant de passion et de joie à tailler dans le marbre la noble et pure figure de la paysanne sa mère et celle des vaillants laboureurs, des jardiniers avisés. L’Art c’est la vie. Dès que le travail passionne, dès qu’il se transforme en bonheur, le façonnier devient artiste, il veut que l’œuvre