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l’homme et la terre. — éducation

Or la mode règne encore, de même que règnent toujours le Seigneur Capital et les antiques survivances de l’Eglise et de l’Etat. Il n’est donc point à espérer que la mode, qui représente les intérêts d’innombrables fournisseurs et qui répond à un ensemble infini de petites passions personnelles, abdique de gré ou de force devant un régime nouveau d’art et de bon sens. On peut l’espérer d’autant moins que la mode est l’héritage de tout le passé. Elle change de siècle en siècle, de saison en saison, mais cependant beaucoup moins qu’on se l’imagine d’ordinaire : elle saute brusquement d’un extrême à l’autre, mais en prenant toujours des formes précédemment connues. Aucune des anciennes manières de se parer et de s’embellir n’a complètement disparu, même dans nos sociétés élégantes. Nombre d’hommes se tatouent encore, et, parmi les amiraux actuels, on pourrait en voir dont les gants de cérémonie cachent une ancre marquée en bleu à la racine du pouce. La femme européenne ne se passe pas d’anneau dans la narine, comme l’Hindoue, mais elle le suspend à son oreille ; elle garde le collier de la sauvagesse et porte le bracelet de la captive, reste de la chaîne qui l’attachait au poteau de la tente. Le soldat, qui dans la société actuelle représente le primitif, l’homme de vanité guerrière et de combat, s’orne d’épaulettes, de franges, de galons aux couleurs voyantes, de plaques, de croix en émail ou en métaux étincelants, de plumes multicolores, au risque d’attirer dans la bataille les regards et les balles de l’ennemi[1]. Mais si, chez les classes riches qui veulent à toute force se distinguer du commun des hommes, l’amour du luxe maintient la séparation des classes ou même cherche à l’augmenter encore à force de dépenses, les foules démocratiques tendent à se ressembler de plus en plus par le costume : c’est déjà un progrès. En nombre de pays, on ne distingue plus guère entre le riche et le pauvre, car l’homme de goût, même opulent, s’habille avec simplicité, et la propreté est de règle chez tous, même pour les peu fortunés. De plus, le vêtement des femmes laborieuses se rapproche de celui des hommes : celles qui veulent conquérir la liberté pleine de leurs mouvements trouvent le moyen de se débarrasser des robes lourdes, des corsets étroits, des chapeaux fleuris. Un certain progrès s’est positivement accompli dans le sens de la liberté du costume et malgré tout on s’est quelque peu rapproché de l’hygiène. Mais la

  1. Ernst Grosse, Die Anfänge der Kunst, p. 110.