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l’art et la liberté

hommes… Je veux que les arts racontent le bien de l’espèce humaine. » Il en raconte du moins la liberté. Quand l’homme travaille librement, qu’il peut se donner joyeusement à son œuvre, poursuivre sa chimère, peut-être aura-t-il le bonheur de la réaliser, du moins trouvera-t-il l’originalité personnelle qui fera de lui un individu distinct dans la succession des hommes. S’il n’a pas la jouissance tranquille de la liberté dans la paix, qu’il ait du moins la liberté relative que l’on trouve dans le combat : ce sont aussi de grandes époques, celles où l’on peut lutter pour son idéal, défendre d’une main le trésor que l’on porte de l’autre. Parfois aussi l’artiste peut se créer une vie tout à fait à part. Le monde officiel fuit à ses côtés, la ronde des choses banales tourbillonne autour de lui ; mais il ignore tout cela et suit en des régions mystérieuses l’appel de son génie. Beethoven est sourd, mais c’est lui qui déroule dans les champs de l’espace de grands fleuves d’harmonie. D’ailleurs, la floraison du génie individuel dépend de tant d’éléments aux combinaisons infinies qu’il lui arrive de se développer en un milieu tout à fait étranger en apparence, mais ayant néanmoins des ressources cachées, des trésors de force, dont la tyrannie n’avait pu s’emparer. C’est ainsi que put s’ériger l’étonnante église dont Stevenson fit la découverte dans un petit village dépeuplé des Marquises, à Hatiheu dans l’île Nukahiva. Le frère lai qui la construisit il y a quelques années s’est montré sculpteur original et a su produire un ensemble tout à fait remarquable[1]. Certes, l’œuvre artistique de Michel Blanc n’aurait pu éclore dans la métropole, sous la surveillance de ses supérieurs et de la bureaucratie diplômée. De même, grâce à la liberté infinie des voyages dans le monde musulman, un Sâadi put braver Mahmoud le Ghaznévide ; de même, la poussée héroïque des découvertes et des conquêtes fit vivre un Cervantès, un Lope de Vega, un Calderon, malgré le poids si lourd de l’Inquisition ; puis, dans la banalité des cours, on vit prospérer Rubens et son école, avec leur « beauté grasse et brillante, leur richesse sans pensée et sans philosophie »[2]. Enfin, il y a parmi les artistes un certain nombre d’hommes qui savent lutter toujours et partout, croître quand même comme des arbres qui se tordent au vent de mer, et qui, lors de la crise dernière, regardent leurs adversaires en face, tel Bernard Palissy, disant : « Je sais mourir ! »

  1. R. L. Stevenson In the South Seas, I, p. 97.
  2. Guillaume de Greef, Introduction à la Sociologie, 2e Partie, p. 173.