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l’homme et la terre. — éducation

de la psychologie des hommes et des nations, à un sentiment de bienveillance universelle, ne voyons-nous pas les plus savants juristes s’éprendre de la poursuite des accusés, comme des chiens de chasse qui forcent le gibier ? il leur faut des victimes et des victimes, et les voilà tout joyeux, la conscience satisfaite, quand ils ont réussi à faire tomber une tête, fût-elle innocente.

Il ne suffit donc pas d’être savant pour devenir utile à l’humanité, ou, du moins, le savant dévoyé ne fait œuvre bonne que d’une manière indirecte, par la transmission de la science parmi les hommes. Mais quelle source intarissable jaillit de la roche aride à l’endroit favorable qu’a su deviner la verge évocatrice. L’homme heureux qui a la chance d’apprendre, ou mieux encore de découvrir, celui-là c’est vraiment un père ; des multitudes de jeunes naîtront autour de lui, et l’immense famille s’accroît indéfiniment sans que même il connaisse une faible part de ceux qu’il a fait surgir à l’existence intellectuelle. Combien grande est la génération d’un Bacon et d’un Descartes, d’un Aristote et d’un Humboldt ! Tous les hommes qui étudient reçoivent de ces ancêtres l’aliment nourricier et, à leur tour, le transmettent à une descendance innombrable. Nulle part la solidarité ne se montre plus triomphante que dans le monde de l’esprit, à travers l’espace et l’infini des âges.

Mais, en un siècle où l’on proclame l’égalité virtuelle de tous les citoyens, il convient que les joies de l’étude et du savoir ne soient pas le privilège de quelques élus : il n’est pas rare que les hommes vraiment supérieurs par les connaissances, et surtout par cet art merveilleux de la parole et du style qui donne tant de prix à la pensée, se laissent aller à constituer avec leurs pareils une sorte d’aristocratie délicate où l’on goûte égoïstement de fines jouissances intellectuelles qui resteraient incomprises de la foule méprisée : tous ces petits cénacles disparaîtront aussi, car la science n’est plus forcément ésotérique comme à l’époque des persécutions et des martyres : elle peut se répandre librement au dehors et, par sa nature même, cherche à s’épancher de toutes parts. Quoi que dise le proverbe conseillant de ne « point jeter de perles devant les pourceaux », cette parole qui s’applique très justement au devoir de dignité que le porteur de la connaissance doit à son trésor, les vérités qu’il a le bonheur de posséder n’en sont pas moins un patrimoine commun dont il a simplement l’usufruit et dont il jouira d’autant plus qu’il aura le bonheur de le partager avec d’autres. Même seul, il