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l’homme et la terre. — la religion et la science

Si tels savants se font gloire de servir le maître, il en est d’autres qui ont la prétention d’êtres maîtres eux-mêmes. Pendant un temps, sous l’influence du socialisme primitif des saint-simoniens et des comtistes, un article de foi semblait prévaloir : comme une grande usine discrètement conduite par des ingénieurs, la société devait être gérée, pour un temps du moins, par des techniciens et des artistes, c’est-à-dire précisément par les chefs des écoles nouvelles, visant, eux aussi, à l’infaillibilité. Jusqu’à maintenant, ces ambitions ne sont point encore réalisées, même au Brésil, où pourtant l’école positiviste de Comte a fait semblant de diriger la politique nationale, livrée comme ailleurs à la routine et au caprice. Il est certain que, constitués en classes et en castes, comme les mandarins chinois, les savants d’Europe les plus forts dans leurs spécialités respectives seraient aussi mauvais princes que tous autres gouvernants et se laisseraient d’autant plus facilement persuader de leur supériorité essentielle sur le commun des hommes qu’ils seraient réellement plus instruits.

Déjà, bien avant de détenir le pouvoir, nombre de savants, et surtout ceux qui occupent les positions les plus hautes, ont grand souci de l’effet produit par tel ou tel enseignement. C’est ainsi qu’au mois de septembre 1877, lors de la réunion des naturalistes à Munich, un grand combat fut suscité au sujet de la théorie d’évolution qui, sous le nom de « darwinisme », agitait alors le monde. Or, par un singulier déplacement du point de vue, la grosse question qui se débattit ne fut point celle de la vérité en elle-même, mais des conséquences sociales qui découleraient des idées nouvelles. Les préoccupations d’ordre économique et politique hantaient tous les esprits, même ceux qui eussent voulu s’y dérober. Le « progressiste » Virchov, très misonéiste malgré sa profonde science, attaqua violemment la théorie nouvelle de l’évolution organique et résuma sa pensée dans cette sentence finale qu’il croyait décisive : « Le darwinisme mène au socialisme ». De son côté, Haeckel et, avec lui, tous les disciples de Darwin présents au congrès, prétendirent que la théorie préconisée par lui portait le coup de grâce aux socialistes, et que ceux-ci, pour prolonger pendant quelque temps leurs illusions déplorables, n’avaient qu’à faire la conspiration du silence contre les ouvrages du maître[1]. Mais les années se

  1. Hans Kurella, Socialismus und Moderne Wissenschaft.