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l’homme et la terre. — la religion et la science

À ce régime, toute initiative personnelle aussi bien que toute influence politique d’ensemble doivent forcément s’arrêter : la nation devient complètement nulle dans l’équilibre du monde. Même le pays doit se dépeupler en Mongolie, au Tibet, où, dans tel district, le quart, le tiers, la moitié même des habitants ont pris la robe et le bonnet de moine. Libikow[1] affirme — ce qui d’ailleurs semble fort douteux — que la population tibétaine, réduite maintenant à 3 millions d’individus, aurait diminué des neuf dixièmes par l’effet de cette claustration générale et des épidémies, conséquence d’un manque d’énergie vitale. Aussi ne doit-on pas s’étonner que ces vastes contrées de l’Asie centrale appartiennent d’avance aux conquérants qui se présenteront. Jadis tributaires des Chinois, les Mongols se font avec empressement les vassaux de la Russie, et les Tibétains, auxquels il serait si facile de se défendre, puisqu’ils ont le sol et le climat pour alliés, se préparent aussi, comme des animaux stupides, à tendre leur dos au harnais d’un nouveau maître. Quelle force de résistance peut-on attendre d’un peuple où tel voyageur, explorant le Tibet, peut se permettre d’acheter un temple avec tout son mobilier sacré et tout son personnel de prêtres et d’officiants, en se donnant comme un bouddha incarné dans les régions occidentales[2] ?

En Chine, le labeur est trop intense, la nation trop bien dressée ataviquement à l’entretien des cultures pour que les moines fainéants ne soient pas voués au mépris général. Dans ces contrées, le bouddhisme exerce son influence par des côtés plus élevés de sa doctrine, les idées de solidarité et de bienveillance universelles se substituent dans l’enseignement à la hantise du péché. Au Japon, où la poussée de la nation ne permet pas non plus la domination d’une religion purement rêveuse et contemplative, ce qui reste du bouddhisme s’est transformé en une simple morale de tendresse poétique pour la nature, pour les hommes, les animaux et tout ce qui existe[3]. De même chez les Cinghalais et le Barmans, les bouddhistes les plus fidèles à l’ancienne pratique de l’égalité, de la liberté morale absolue, la tolérance réciproque est vraiment parfaite. Jamais personne ne se permettra de critiquer les façons d’agir, les idées de son prochain[4]. Mais aussi, n’est ce pas la mort de la pensée ?

Sous diverses formes, toutes les religions évoluent vers la disparition

  1. Visite de Lhassa en 1900.
  2. L. Austine Waddel, The Buddhism of Tibet.
  3. Lafcadio Hearn.
  4. H. Fiedling, The Soul of a People.