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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

côté des fils presqu’invisibles aboutissant aux plus humbles des êtres humains ; de l’autre d’immenses et puissants réseaux embrassant des peuples entiers et s’étendant de minute en minute au moyen des forces que donnent la vapeur, l’électricité, toutes les découvertes auxquelles travaillent incessamment les armées de physiciens et de chimistes. Entre ces deux extrêmes se présentent toutes les formes intermédiaires en un chaos apparent sous lequel on ne retrouve pas sans peine l’ordre qui commence à se dessiner au-dessous. Le manque de solidarité dans les intérêts est tel que les classes en sont arrivées à désirer le malheur les unes des autres afin d’en profiter pour leurs petits avantages respectifs.

Non seulement l’humanité est divisée en nations ennemies qui voient dans la haine un sentiment patriotique ; chaque nation se subdivise en corps secondaires qui ont un « esprit » différent et hostile. Le soldat hait le bourgeois et celui-ci méprise l’ouvrier. Le vêtement, les occupations, les traditions — mais, avant tout, les intérêts — créent des rivalités et des ambitions absolument contraires. Pour un avantage particulier, on va jusqu’à désirer un désastre public ; tel médecin, tel fossoyeur souhaite des épidémies au risque d’être emporté lui-même par le fléau ; le militaire veut les batailles où la mort l’attend peut-être, l’avocat recherche les procès, et le marchand d’alcool encourage l’ivresse. Les riverains de la mer chargés d’entretenir et de réparer les digues de défense se félicitent quand une tempête détériore les remparts et menace de les noyer ; la paye est double alors : on a besoin d’eux ; ils grandissent dans l’estime et sur le marché des hommes.

Et pourtant, sous le fourmillement des vibrions acharnés à leur entre-destruction, on sent la tendance générale des choses à se fondre en un corps vivant dont toutes les parties seront en interdépendance réciproque et finiront même par associer les ennemis, par faire de chaque trafiquant le répartiteur délégué à la distribution des produits qu’il reçoit : organisme à l’unisson du rythme universel dans le mécanisme immense. D’autre part, les quelques hommes puissants qui croient diriger l’ensemble formidable des échanges sont associés à des millions et à des millions d’individus qui par les conditions mêmes de leur existence déterminent les opérations commerciales en dépit du « libre arbitre » de spéculation que s’attribuent les détenteurs du capital.

Tout serait en voie de composer un cosmos harmonieux où