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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

ries, discussions et paperasses ; on vénère même ceux d’entre eux qui sont jugés dignes par le pouvoir de revêtir la robe rouge, symbole du droit de verser le sang ; on témoigne également un grand respect au médecin qui est arrivé à la gloire en pratiquant de terribles opérations sur les corps « vils » des pauvres échoués à l’hôpital, au général qui achète ses étoiles et ses plumes d’autruche par le feu de salve sur les nègres ou sur les grévistes. Enfin, au-dessus de ces hautes classes de parvenus, on ferme les yeux sur les méfaits des marchands de chair humaine et des empoisonneurs publics, en attendant qu’après avoir fait fortune, ils se retirent dans une somptueuse villa et se livrent dévotement, sous la conduite paternelle d’un digne ecclésiastique, aux délices de la charité chrétienne. Certains districts industriels ne sont-ils pas ravagés par l’usage des eaux-de-vie pures ou frelatées, comme s’ils avaient été bouleversés par un cyclone ? Le marchand de vin, le distillateur, le chimiste, qui voient leur œuvre dans cette ruine, vont néanmoins demander leurs suffrages aux malheureux votants pour se faire nommer représentants et fabriquer des lois nouvelles favorables à leur belle industrie. La façon d’empoisonner, telle est parfois dans les assemblées parlementaires la question majeure, celle qui passionne tous les partis, bien autrement que la patrie, la liberté ou l’instruction publique. On le voit bien lorsque les privilèges des « bouilleurs de cru » sont en jeu ! Quelle audace ! Discuter le droit traditionnel qu’a l’honnête homme de préparer savamment la boisson qui fera périr son prochain ! Et que de fois, dans les campagnes, dans les cabarets des ports, dans les estaminets qui entourent l’usine, des scènes atroces ou dégoûtantes nous montrent l’effet de cette belle législation !

C’est principalement quand il s’agit de races dites « inférieures » que le commerce se gêne peu pour procéder à de fructueuses tueries. L’empoisonnement par la boisson de feu s’est fait si rapidement en certaines contrées de l’Océanie et du bas Congo, par exemple, qu’il a suffi de la durée d’une génération pour dépeupler complètement tel ou tel district largement ouvert à l’influence de la « civilisation ». La zone du Kacongo, qui confine à la mer et au fleuve, était occupée, au milieu du siècle, par une population très dense ; maintenant les villages sont devenus rares, mais dans les espaces déserts se succèdent de nombreux cimetières avec leurs tombes garnies de bouteilles vides, symbole de la divinité redoutable qui les extermina. Les noirs qui