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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

jamais, même encore de nos jours, ils ne paieraient les services l’un de l’autre ; nul ne peut être patron ou domestique. Les ouvriers kabyles, qui connaissent pourtant bien la valeur de l’argent, vont de maison en maison réparer les outils et fabriquer les charrues, non en salariés, mais en hôtes, car les outils sont chose sainte, et ce serait une profanation de toucher au « vil métal » après avoir accompli cette œuvre noble de laquelle dépend la naissance du blé[1].

Dans tous les pays du monde, surtout au milieu des communautés rurales peu remuées par le grand ébranlement moderne, on retrouve cette pratique de la morale solidaire qui oblige à l’entr’aide et interdit l’emploi de l’argent entre voisins et amis.

Mais puisque, suivant l’antique définition, « l’étranger est ennemi », il semble naturel qu’on le dépouille : non seulement il paiera ce qu’il achète, mais si on peut lui faire payer le double ou le triple de ce que vaut l’objet vendu, l’acte sera méritoire d’après la morale de la tribu. Parmi les populations, même policées, combien d’hommes en sont encore à cette conception primitive du commerce ! Qu’on prenne pour exemple les maquignons, qui ont généralement affaire avec des acheteurs étrangers pour la vente de leurs chevaux. De même, l’Auvergnat qui descend de la foire de Salers amenant ses nobles bêtes nourries sur le gras pâturage des hauteurs connaît parfaitement les qualités et les défauts de son bétail, mais il n’en est pas moins résolu à faire valoir les unes, à cacher ou atténuer les autres, art qu’il pratique d’une manière admirable, car nul trafic ne prête mieux à la ruse que la vente des animaux. C’est le commerce des bœufs qui fait de l’Auvergnat le marchand finassier que l’on connaît, si habile à tromper par de petits moyens, à frauder sur la qualité aussi bien que sur la quantité des denrées[2].

Le principe du commerce étant, par sa nature même, essentiellement égoïste, personnel, insoucieux de tout intérêt étranger, inspiré jusqu’à un certain point par l’hostilité héréditaire éprouvée pour les gens d’autres langue et d’autre race, il en résulte que, de nos jours encore, l’opinion publique et les lois officielles respectent le malheureux qui cherche dans le crime, dans l’avilissement systématique d’autrui les éléments de sa fortune. On ne blâme point les avoués, les avocats, les magistrats qui encouragent la manie des procès, qui l’alimentent par d’interminables plaidoi-

  1. Hanoteau et Letournieux, La Kabylie.
  2. Edmond Demolins, La Géographie sociale de la France. Science sociale, juillet 1896, pp. 23 et suiv.