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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

troupes de flanc. Les organisateurs de la caravane attendent alors que les besoins du commerce aient groupé sous leur direction tout un monde de marchands exportateurs avec leurs bêtes de somme. Telle ville ambulante de caravaniers se compose de plusieurs milliers d’individus ayant avec eux des milliers d’animaux. Chacune de ces sociétés mobiles se constitue sur le modèle des cités entre lesquelles se transportent les marchandises, et les divers types politiques s’y trouvent représentés, conformément aux institutions de la contrée : telle caravane est une république itinérante ; telle autre est une monarchie despotique ; sur les chemins de la Perse, le « maire » ou karchonda du convoi a souvent possédé le droit de vie et de mort sur les sujets qui l’accompagnent ; il a sa cour de juges et de bourreaux. Souvent les chefs que suit une réputation de tyrannie n’ont pu recruter de marchands pour l’expédition ; d’autres, au contraire, devenus populaires par leur esprit de justice, voient la foule des voyageurs s’empresser autour d’eux.

Sans doute, le trafic est la raison première des caravanes, mais tous les éléments humains que l’on rencontre dans une ville ordinaire sont également représentés dans la ville des tentes qui s’arrête tous les soirs et reprend sa marche au matin. Des prêtres, des moines, mendiants et autres, qui toucheront leurs bénéfices sur toutes les transactions, des bateleurs, chanteurs, diseurs de bonne aventure, filles de joie se mêlent aux marchands et aux soldats ; en se déplaçant, la société urbaine se maintient dans presque toute sa complexité, si ce n’est qu’au départ elle a peu ou point d’invalides. Même, comme dans une ville, la répartition des classes se fait par quartiers élégants et par faubourgs : les humbles, les pauvres s’écartent prudemment du centre où se montrent les grands, haut perchés sur leurs montures[1], ou dormant sous leurs tentes luxueuses.

Dans les sociétés modernes devenues pacifiques, de même que dans les déserts, que traversent désormais des routes et des chemins de fer pourvus de stations entretenues à grands frais, les caravanes perdent toute raison d’être et, tôt ou tard, ces « sociétés mobiles d’assurances » auront cessé d’exister. Déjà cette forme des voyages et des transports a complètement disparu de l’Europe et ne se rencontre plus que par exception en d’autres continents : elle ne s’est guère maintenue

  1. Herman Vambery, Sittenbilder aus dem Morgenlande, p. 213.