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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

à une incontestable malchance ou même à un désastre pour tel ou tel chef d’industrie cherchant un marché, n’est qu’une cruelle ironie quand on le prend dans son acception naturelle. N’est-ce pas le comble de l’absurdité de parler, à propos d’agriculture, de la surproduction des céréales, quand des millions d’hommes manquent de pain ? Alors que ses propres ouvriers ne peuvent renouveler leur linge crasseux et déchiré, le maître tisseur se plaindra naïvement de la surproduction des étoffes, et le libraire ruiné attribuera la cause de son désastre à la surproduction des livres, alors que dans les pays « civilisés » le nombre d’exemplaires produits n’atteint pas ou dépasse à peine un volume par année et par individu ! La misère, le dénuement et l’ignorance, tels sont encore les fléaux que pourrait supprimer l’industrie si elle avait pour but le bien-être de tous et non l’enrichissement d’un seul individu ou d’un groupe étroit de capitalistes.

De leur côté, les travailleurs ne peuvent se vanter, plus que les chefs de fabrique, de viser l’intérêt public dans leurs revendications. Sans doute, ils représentent une part de l’humanité plus considérable et, à ce point de vue, ils sollicitent tout d’abord l’attention des observateurs impartiaux ; en outre, ils vivent actuellement sous un régime d’oppression et combattent une classe privilégiée, ce qui leur assure la sympathie de ceux qui aiment la justice. Mais presque tous les ouvriers ne rétrécissent-ils pas leur cause à la simple lutte de classes ? Les syndiqués se préoccupent-ils des non-syndiqués ? Ceux qui ont leur livret en ordre avec leur propre corporation plaident-ils jamais les intérêts des sarrazins ? Ne laissent-ils pas derrière eux, en dehors du cercle des réclamations, tout un monde de déclassés, voleurs, prostituées, vagabonds, trimardeurs, qui ont droit à la renaissance morale, à une saine éducation et au bien-être ? Enfin, lorsqu’ils ont déclaré la grève, que ne montrent-ils leur volonté d’utiliser leur loisir à s’instruire et à travailler en hommes indépendants ? quel souci prennent-ils de conserver la sympathie du public, qui, d’ordinaire, les encourage d’abord sous l’impression de la justice de leurs griefs, mais qui se lasse bientôt quand, par contre-coup, il souffre lui-même de la cessation du travail ? Les choses se passeraient tout autrement si les ouvriers révoltés contre leurs maîtres savaient, dès le premier jour de liberté, se mettre au service de la communauté civile par une œuvre d’ample solidarité. Les occasions se sont déjà présentées sans qu’on ait eu la présence d’esprit de le saisir au