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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

explosion de l’impérialisme britannique et qui entraîna l’Angleterre à se lancer, elle aussi « d’un cœur léger », dans l’inexpiable guerre de l’Afrique australe. Joseph Chamberlain — ou plus familièrement Joe —, le négociant parvenu qui servit de pilote à la nation dans cette terrible aventure, fut l’homme-type de ces événements étonnants où l’on vit la Grande Bretagne essayer d’arrêter son mouvement de décadence par la conquête d’un continent et la constitution d’un empire mondial infrangible[1].

Tous ces va-et-vient, tous ces déplacements industriels font entrer dans la phase du grand travail associé une part de plus en plus considérable des nations. On peut même dire d’une façon générale que le domaine de la machine ouvrière s’étend en même temps que le réseau des chemins de fer ; il s’accroît avec chaque tour de roue de locomotive sur une voie nouvellement inaugurée. Dans les contrées récemment ouvertes à la civilisation matérielle, les progrès sont d’autant plus rapides qu’il n’y a pas à déblayer les restes d’un encombrant passé ; on peut se mettre aussitôt à la besogne sans léser d’antiques intérêts sauvegardés par des traités, des habitudes de convenances et le respect traditionnel. Aussi le voyageur qui débarque au Nouveau Monde est-il étonné quand, dans une ville de fondation récente, surgissant à peine du marécage ou de la forêt, telle que Juiz-de-Forà ou Bello-Horizonte, il voit tout un magnifique outillage d’édilité confortable et luxueux qui manquera longtemps encore à des cités vénérables d’Europe, glorieuses et civilisées depuis des siècles, telles que Sens, La Rochelle ou Montpellier, Louvain ou Oxford.

Le mouvement qui entraîne le monde moderne dans son orbite s’est produit d’une manière tellement rapide que la Russie — pour citer seulement la nation d’Europe la plus puissante numériquement — ne s’est pas donné la peine de parcourir les voies accoutumées de la civilisation historique ; elle a pris, pour ainsi dire, les sentiers de traverse. Il y a moins d’un siècle, l’immense empire n’avait encore que des pistes frayées par les pas des hommes et les larges chemins rayés d’ornières qui serpentent dans les champs et les steppes ; la première chaussée fut construite dix ans après la retraite de Moscou, en 1822, entre Saint-Pétersbourg et Strelna. Le pays s’est donné tout un réseau de

  1. Victor Bérard, Revue de Paris, 15 janvier 1899.