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introduction du machinisme

contre toutes les inventions « diaboliques », « meurtrières », pourtant œuvres glorieuses du génie de l’homme. Nombre de révoltes ont été causées, et d’ailleurs très légitimement, par l’introduction dans l’organisme industriel de découvertes marquant une des grandes étapes de l’humanité. Ainsi le premier « chemin à ornières » de la Belgique, celui que l’on construisit en 1829, des mines du Grand Hornu au canal de Mons, fut complètement détruit l’année suivante par les mineurs, charretiers et manœuvres de la contrée[1]. D’autres révoltes de la faim déterminées par le progrès industriel, eurent lieu dans tous les pays du monde, surtout en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, et, plus puissante que la révolte, la résistance lente, silencieuse, tenace, méthodique de maint corps de métier a pu longtemps empêcher l’adoption dans les usines de procédés excellents réduisant le nombre des individus nécessaires au travail. Ainsi les compositeurs et imprimeurs, que la confection et le maniement du livre ont placés parmi les plus intelligents des ouvriers, ont su se défendre pied à pied pendant un demi-siècle contre les claviers et autres instruments imaginés pour remplacer mécaniquement le travail de l’homme ; finalement, la machine a vaincu, et les travailleurs se sont aperçus qu’elle ne pouvait leur faire concurrence pour toute œuvre demandant soin et intelligence.

D’autres révolutions industrielles sont causées par les fantaisies de la mode, par les changements d’habitudes et de mœurs et, d’une manière générale, par les modifications du milieu économique. Ces transformations sont si brusques parfois qu’il est impossible aux fabricants, même riches, d’y accommoder leurs établissements par l’achat d’un nouvel outillage : c’est la faillite pour le patron, le désastre absolu pour les ouvriers. Ainsi, lorsque les chimistes eurent trouvé le moyen d’extraire de la houille toutes les couleurs et nuances qui dérivent de l’aniline, l’usage de la garance devint inutile et, du coup, une même ruine s’abattit sur les agriculteurs qui élevaient la plante et sur les industriels qui la traitaient pour la fabrication. De même les planteurs et les artisans spéciaux eurent à souffrir quand l’industrie apprit à se passer du bleu d’indigo. Il n’est guère de spécialité dans le travail humain qui ne se ressente de ces revirements soudains, et comme les pays les plus éloignés se trouvent rattachés aux mêmes entreprises, les uns par la pro-

  1. Edmond Peny, Revue des Traditions populaires, 1895, p. 555.