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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

filature : en maint atelier le contre-maître ne tolère pas même que le travailleur chantonne ou sifflote entre les dents. Seulement la toute-puissance de l’habitude a voulu qu’on tolère la cantilène bizarre des matelots virant au cabestan et, dans les boulangeries où le pétrissage se fait encore à la main, les geignements des mitrons.

Afin de mater, de dominer plus facilement le personnel ouvrier, et en même temps de réduire le salaire, on n’a cessé, depuis les origines de la grande industrie, de réduire, dans les manufactures, le nombre des hommes faits et de les remplacer par des femmes et des enfants : dès que la routine du travail est devenue facile et se borne à suivre par des mouvements devenus réflexes le va-et-vient de la machine, la femme, l’enfant deviennent les rouages humains du vaste mécanisme. On sait quelles en sont les fatales conséquences dans les contrées industrielles : la femme perd successivement ses enfants, voit périr en elle les sources de la vie et meurt à la peine bien avant le temps normal.

Les progrès mêmes, en ce qu’ils ont de plus grandiose et de plus saisissant, les grandes découvertes, par exemple l’application de forces nouvelles, l’emploi des machines et des procédés ingénieux qui se substituent au travail humain, sont fréquemment pour les ouvriers des causes d’infortune et de misère. Sans doute, ces découvertes doivent avoir pour conséquence ultime de soulager l’homme dans ses labeurs pénibles ; en attendant, elles élargissent le domaine de l’industrie et font naître tout un monde d’inventions qui permettent de spécialiser et de différencier le travail en mille branches imprévues. La variété des métiers s’accroît d’autant, et même en de telles proportions que les statistiques énumèrent maintenant dans les grandes cités des milliers de professions diverses là où, un siècle auparavant, on en comptait au plus une ou deux centaines. Mais la transition se fait sans ménager les intérêts de tous : si l’inventeur était un associé, sa découverte profiterait à tout le groupe social ; mais il se trouve en présence de deux corps ennemis, patrons et ouvriers. Or, son propre intérêt immédiat l’amène à s’adresser au patron puisque celui-ci le paiera, tandis que les travailleurs, pensant au pain de leurs enfants, s’empresseront de briser la machine. Tel procédé, tel rouage nouveau introduit dans une usine équivaut à une arme chargée faisant le vide dans la foule trop pressée des travailleurs.

Aussi comprend-on facilement la haine qui s’empare des ouvriers