Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/342

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
322
l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

duelles et collectives des ouvriers que des connaissances scientifiques des ingénieurs et de l’organisation préparée par les chefs des chantiers. On ne saurait croire combien de fois dans une construction aussi nouvelle que celle-ci, les travailleurs ont dû mettre de leur propre intelligence — au moment même, sans attendre d’instructions de personne — pour parer à des difficultés imprévues ; ce n’est que grâce à cet esprit inventif de tous les participants que l’œuvre a pu être continuée et s’effectuer sans accident ».

D’autre part, quelle misérable besogne que celle où les maîtres divisent l’ouvrage sans estimer, même sans bien connaître les ouvriers, où les contre-maîtres brutalisent et trompent le travailleur, où celui-ci, n’ayant d’autre objectif que sa paie, ahane sans goût et sans amour. C’est ainsi qu’on arrive à édifier des constructions inutilisables ou meurtrières, à fabriquer des ponts de mauvaise qualité et de mauvaise facture, que le vent des tempêtes emporte comme une toile déchirée[1]. Le propre de la division du travail et son idéal est non seulement d’augmenter la production, mais surtout « de rendre solidaires les fonctions divisées »[2]. Or, par une étrange contradiction, elle aboutit à gâter, à pervertir la production, et à séparer les collaborateurs en castes ennemies.

En poursuivant la division forcée du travail, en la considérant comme un but à atteindre, non seulement pour augmenter les produits mais aussi pour séparer les ouvriers, les isoler les uns des autres, assurer son propre pouvoir par l’émiettement des forces adverses, l’industrie moderne, de même que le fonctionnement des institutions gouvernementales en sont arrivés à rendre parfois impossible l’accord des organes qui pensent ou sont censés exercer la pensée et de ceux qui accomplissent la besogne matérielle : « Garde-toi bien de raisonner, ceci est mon affaire ! » Tel est, sous diverses formes, le langage parlé dans presque toutes les usines, dans tous les bureaux, quoique le patron intelligent soit bien forcé de reconnaître que cette division nuit à la cohésion nécessaire entre les éléments constitutifs de l’œuvre. Une machine ne se construirait jamais si l’inventeur n’embauchait que des ouvriers absolument spéciaux à chaque besogne pour limer, raboter, cisailler, boulonner et qui n’eussent aucune vue d’ensemble. Elle ne sera menée à bien que si tous ont devant les yeux de l’esprit l’image d’un mécanisme complet.

  1. Pont de la Tay, effondré en 1879.
  2. Emile Durkheim, De la division du Travail social.