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l’homme et la terre. — l’industrie et le commerce

leur force, leur adresse et leur musculature. On les garde aussi longtemps qu’ils sont utiles à l’entreprise et rapportent plus qu’ils ne coûtent ; puis on s’en débarrasse dès qu’ils sont à charge. Le mois, la quinzaine, et, dans certaines besognes, le jour seulement, représentent la durée du contrat, et la lutte s’engage, incessante, acharnée, furieuse, pour le taux du salaire, que le travailleur veut accroître et que le patron veut réduire.

Les économistes s’imaginent volontiers que la division du travail est une des conquêtes de l’industrie moderne : elle est, au contraire, une des conditions essentielles de tout travail collectif, et jamais elle ne fut absente du labeur de l’homme, non plus que de celui de nos ancêtres les animaux. La division du travail est spontanément pratiquée par les singes, les chamois, les coqs, les carpes même, et tant d’autres espèces qui, se méfiant à bon droit de leurs ennemis rôdeurs, y compris le bipède humain, ne négligent point de placer des sentinelles autour du lieu de pâture, de repos ou de plaisir. Le plus bel exemple de la division du travail est même celui que donnent les oiseaux migrateurs qui, dans leur traversée de l’immense espace aérien, se succèdent spontanément dans l’effort poursuivi contre le fluide résistant. Comprise de cette manière, la division du travail provient de la parfaite solidarité. Elle n’est vraie que si l’origine en est absolument spontanée et si, dans un travail collectif, chacun choisit joyeusement sa part, suivant ses forces, sa nature, son caprice du moment, ses convenances, car la perfection du travail ne peut se réaliser sans un accord sincère des volontés et l’adaptation mutuelle des diverses aptitudes. Quels travaux admirables et, en même temps, quelles fêtes de l’esprit et du cœur sont les œuvres enlevées d’enthousiasme entre amis qui lisent dans les yeux les uns des autres sur quel instrument il faut mettre la main et quelle force, quelle amplitude il convient de donner au mouvement de ses muscles !

Pense-t-on qu’ils ne soient autre chose que des salariés, les ouvriers qui, en deux ans, même en dix-huit mois, mènent à bonne fin les modernes « lévriers des mers » ! Il a fallu des générations de travailleurs des constructions maritimes pour que puissent s’édifier, avec une rapidité toujours croissante et une précision absolue, des villes flottantes de plus en plus grandes, auxquelles on confie à chaque voyage des milliers d’existence. Il est indispensable que chaque être, prenant part à