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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

fécond par l’incessant labeur ! Mais puisque la mode avait décidé le retour vers la nature, on revenait vers elle, en lui donnant les afféteries et les mignardises dictées par l’usage du monde élégant. De terribles drames sociaux, des guerres et des massacres, l’invasion de l’industrie manufacturière, tout une ère nouvelle durent succéder à l’ancien régime pour que l’artiste se trouvât enfin devant le paysan véritable et qu’il osât le comprendre avec sa vraie nature, avec ses poignantes misères, ses joies, ses douleurs et les liens d’humanité commune qui en font le frère des autres hommes, nés ouvriers ou bourgeois. Même l’artiste et l’écrivain qui le présentent sous l’aspect le plus lamentable de misère et d’effondrement physique ou moral peuvent le faire parfois sous la poussée même de leur affection et de leur désir du mieux : Zola aime le paysan quand il le décrit dans La Terre, avide, rusé, bas et grossier. Millet l’aime aussi, le vigneron, quand il nous le montre abattu par la fatigue et par la chaleur, sur la berge du champ, ruisselant de sueur, bouffi d’un sang qui ne circule plus, masse effondrée sans force et sans conscience du peu de vie qui reste encore.

D’ailleurs, le paysan, tel qu’on le connut autrefois, est en voie de disparition : la tenure de la terre changeant autour de lui, il doit changer en proportion. Même le petit propriétaire qui cherche à marcher encore dans les sabots de son père et se cramponne avec désespoir à l’ancienne routine de la culture ne peut ignorer les méthodes du voisin, ni fermer les oreilles aux récits qu’il entend sur le champ de foire. Sans cesse il voit le cercle des intérêts grandir autour de lui ; qu’il s’en informe ou non, il sait que le blé de Russie, que le maïs des Etats-Unis viennent faire concurrence à ses produits et en diminuent la valeur de vente ; quand même il est engrené dans la spécialisation du travail ; de plus en plus il se rapproche de l’état de l’ouvrier qui, dans les villes, est enrôlé dans les travaux de la grande industrie. A mesure que l’exploitation du sol se fait plus scientifique, il voit s’atténuer les caractères qui le séparaient des travailleurs des villes. De prolétaires à prolétaires, les classes tendent à se confondre, comme elles se sont déjà confondues entre les seigneurs de la terre et ceux de la manufacture.

Tout ce chaos apparent des forces en lutte, de l’humble cultivateur du sillon au fastueux capitaliste qui dispose des moissons dans mille endroits du monde, a pour résultat fatal d’entraîner une production désordonnée, sans règle et sans méthode. S’il est permis de prévoir que