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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

avec d’autres preneurs, cette fois fermiers ou métayers. A mesure que le sol augmentait en valeur, le propriétaire s’enrichissait et posait des conditions au lieu de les subir[1].

Récemment encore, on s’imaginait volontiers qu’après la disparition présumée des formes antiques de la propriété communautaire, il ne resterait plus d’autre conflit pour la tenure du sol qu’entre la grande et la petite propriété, mais voici que se présentent d’autres champions, les sociétés financières et les associations de travailleurs : la bataille change d’aspect entre adversaires qui, au fond, sont toujours les mêmes. La propriété n’est plus comme autrefois une étendue visible et tangible de terrain attachée au roc solide sous-jacent ; elle tend de plus en plus à n’être qu’une valeur changeante représentée par des papiers qui passent, de main en main ; c’est une quantité qui se déplace et tournoie dans le grand mouvement de spéculation où tout se trouve entraîné, mines, chemins de fer, flottes, et jusqu’aux empires eux-mêmes. Désormais, la lutte a pris de telles proportions que l’enjeu ne se compose plus de simples domaines, si vastes qu’ils soient, ni de classes rurales, en masses si nombreuses qu’elles se pressent, il s’agit en même temps de paysans, d’ouvriers, de tous les hommes de travail, de la société tout entière : le problème de l’agriculture doit être étudié non point à part mais dans ses rapports avec l’ensemble de la question sociale.

En arrivant à la fin de la période actuelle caractérisée par l’effort du petit propriétaire cultivant personnellement son lopin contre le grand seigneur faisant travailler pour lui des mercenaires, on doit constater que la situation générale du cultivateur est en mainte contrée tout à fait au-dessous de ce qu’exige la dignité humaine, et qu’elle peut se décrire presqu’exactement dans les mêmes termes à des milliers d’années d’intervalle. Ameneman, un des bibliothécaires du fastueux Sésostris, parlait ainsi des cultivateurs dans une de ses lettres[2] : « T’es-tu jamais représenté l’existence du paysan ? Avant même qu’il ait moissonné, les insectes détruisent une portion de sa récolte, des multitudes de rats sont dans les champs, puis viennent les invasions de sauterelles, les bestiaux qui ravagent la moisson, les moineaux qui s’abattent en troupes sur les gerbes. S’il néglige de rentrer assez vite ce qu’il a moissonné, les voleurs viennent pour le lui prendre ; son cheval meurt de

  1. E. Beslay. Notes manuscrites.
  2. Citée par F. Lenormant. Les premières civilisations.