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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

mie générale de la France, on devait établir en détail d’un côté tous les excédents de bénéfice dus à la gérance d’un seul dans les grands domaines, et de l’autre côté toutes les déperditions causées dans les communes par les parcs réservés à de rares privilégiés, les territoires de chasse, les landes qui se substituent aux petites propriétés, peut-être que la balance pencherait beaucoup du côté du dommage et que la grande propriété resterait pour les peuples modernes ce qu’elle fut pour les peuples anciens, le fléau de la mort. D’autre part, dans la petite propriété l’initiative a réussi quand même à se faire jour parmi les maraîchers, les horticulteurs et les petits cultivateurs, aussi bien que parmi les riches agronomes, quoique avec moins de faste et de littérature. Le pauvre est routinier sans doute et n’aventure ses quelques sous rognés par le fisc et l’usure qu’avec une extrême prudence, mais il les aventure pourtant ; quelques-uns savent observer, expérimenter, apprendre : les générations, les siècles ne passent pas sur eux sans qu’ils aient réalisé des expériences durables. Les faits sont là : la terre de l’âpre paysan rapporte aujourd’hui le double de ce qu’elle rapportait lorsque Young parcourait les provinces de France et qu’il en constatait la désolante pauvreté. Il y a progrès par le fait seul de l’initiative privée, et cependant l’union des forces, qui jouit de tous les avantages de la grande et de la petite propriété, n’est presque pas intervenue : elle ne fait que s’annoncer.

Parmi les conséquences qu’entraîne la grande propriété, il ne faut pas oublier l’obstacle qu’elle crée à la libre circulation, quand les populations des alentours n’ont pas su passer outre aux interdictions. En Grande Bretagne, le droit de passage, right of way, agite l’opinion locale dans vingt endroits à la fois. Les habitants se voient fermer d’anciens chemins l’un après l’autre, et malheur aux communautés qui s’adressent aux tribunaux, si elles ne possèdent pas des titres indiscutables ! En maints districts d’Ecosse, les seigneurs ont fait interdire par la justice l’accès des montagnes, et les piétons en sont réduits à la même chaussée du fond de vallée qu’utilisent bicyclettes et automobiles. Les cartes de l’Etat-major anglais portent même la prudente mention : « L’existence d’une route sur la carte n’implique pas le droit de s’en servir ». Et il en cuira au voyageur qui s’avise de pénétrer sous bois ou de traverser un champ en jachère ! Les derniers péages sont en train de disparaître — hier encore, en 1893, on rachetait 600 000 francs l’enlèvement d’une