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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

priétaires, ont introduit, dans certains pays, d’excellentes méthodes de culture, s’ils ont traité leurs champs avec science, comme des usines de produits chimiques où l’on applique les plus récents procédés, ont fait connaître des espèces nouvelles de plantes ou d’animaux, ou bien encore pratiqué des industries que l’on ignorait avant eux, il ne faut cependant pas oublier que le latifundium, dans son essence, comporte fatalement la privation de la terre pour le plus grand nombre : si quelques-uns ont beaucoup, c’est parce que la majorité n’a plus rien. Quelques grands propriétaires, qu’a saisis la passion du sol, peuvent avoir aussi l’ambition d’être admirés comme bienfaiteurs locaux ; mais le fait que la grande propriété mange la terre autour d’elle est un désastre à peine moindre que la dévastation et l’incendie : elle finit d’ailleurs par arriver au même résultat, c’est-à-dire à la ruine des populations, et souvent aussi à celle de la terre elle-même. Sans doute, de grands seigneurs intelligents peuvent former d’excellents valets de ferme ; ils auront des domestiques d’une correction irréprochable ; mais, en supposant même que l’industrie féconde inaugurée par eux donne à toute la population des environs un travail surabondant, n’est-il pas inévitable que, par leur façon d’agir autoritaire, absolue, de dicter le travail, ils fassent des sujets au lieu de préparer de nobles égaux ? Ils s’efforcent de conserver une société à caractère essentiellement monarchique ; bien plus, ils cherchent à revenir vers le passé, à détruire, dans leur milieu, tous les éléments démocratiques, à reconstituer un monde féodal où le pouvoir appartienne à celui qu’ils jugent le plus méritant, c’est-à-dire à eux-mêmes, et, à défaut de mérite, au mieux apanagé. Il suffirait d’étudier une carte de la France pour y lire l’action exercée par les grands domaines. Parmi les raisons qui livrent d’avance tel ou tel canton à des représentants et à des maîtres réactionnaires, à la fois cléricaux et militaristes, il n’en est pas de plus décisive que l’influence des grands propriétaires qui, sans même se donner la peine de faire voter leur valetaille et leurs fermiers, les dirigent naturellement dans une voie de tel abaissement moral qu’ils votent sincèrement en vue d’un régime d’obéissance envers le maître héréditaire ; c’est le même esprit qui dicte les suffrages des larbins et des fournisseurs dans les quartiers élégants des cités et dans les villes d’eaux.

Quoi qu’il en soit, on peut se demander si la grande propriété, vantée comme l’initiative du progrès, n’est pas dans son ensemble, par