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propriété morcelée

rières ; il s’est fait petit pour ne pas être aperçu. Enfin, dans certaines contrées, il a conquis de haute lutte son droit à l’usage personnel de la terre ; il s’est fait craindre pour garder sa bêche dans le sillon patrimonial : c’est par la révolution que la petite propriété s’est constituée. C’est grâce à la force du peuple se redressant contre le roi, la noblesse et l’Eglise que les serfs de Saint-Claude ont pu se découper des champs personnels dans l’immense domaine de l’abbaye ; c’est également grâce à la force que les esclaves de Saint-Domingue ont dépecé les plantations des blancs pour s’y camper en résidants libres.

Les péripéties de la lutte qui, en dehors de toute question de principes, sévit entre le travailleur libre du sol et celui qui surveille des esclaves ou des salariés peinant à son profit, entraînent des conséquences fort inégales, différant dans tous les pays avec la diversité des lois. En telle contrée, la petite propriété tend à se perdre dans les grands domaines ou à s’agglomérer en terrains de moyenne étendue, de beaucoup supérieurs à la puissance de culture d’une seule famille et cependant d’un revenu plus fort, par le fait des mercenaires dont on exploite le labeur. Toutes les oscillations économiques de la société qui affectent les classes des travailleurs et des capitalistes, nobles ou bourgeois, se représentent sur le sol et modifient le réseau des lignes divisoires. L’accroissement des familles, dans les pays où prévaut la coutume de l’égalité des partages, détermine un véritable émiettement du sol, et, en conséquence, ceux qui veulent garder le petit domaine dans son intégrité première s’abstiennent d’avoir plusieurs enfants : le pays se trouve, par cela même, menacé de dépopulation. La pratique traditionnelle finit par réduire le lot de chaque « partageux » à un simple sillon ; parfois même, on pousse la logique jusqu’à répartir entre plusieurs individus des objets qui, par leur nature même, sont indivisibles. Il est déjà bizarre que l’on puisse découper un champ en bandes ou en pièces tellement étroites que la culture en devient illusoire ; mais combien plus absurdes encore apparaissent des coutumes poussant les ayant-droit à scinder une maison en autant de propriétés distinctes qu’elle a d’étages — c’est ce que l’on fait à Nice, à Edimbourg et en d’autres lieux —, ou bien à dépecer virtuellement les animaux de charge, pour en attribuer le corps et les membres séparés à des conducteurs différents[1] —, ou même à répartir

  1. P. Molesworth Sykes, R. Geographical Society. June 28, 1897.