Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/294

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
l’homme et la terre. — la culture et la propriété

caractère officiel vis-à-vis des occupants du sol. Mais le danger était trop grand : déjà quelques-uns s’étaient abandonnés au courant de la richesse ; ils avaient changé l’orientation de leur vie et prenaient pour idéal non la communauté des intérêts dans une société d’amis et d’égaux, mais le bien-être privé comme propriétaire et capitaliste ; ils se moulaient sur la forme d’exploitation à outrance qui régit actuellement les sociétés, peut-être plus encore dans le Nouveau Monde que dans l’Ancien. Il ne fallut rien moins que la menace d’un nouvel exode pour convaincre les hommes d’Etat canadiens, qui entre-temps avaient pu constater les hautes vertus des immigrants et l’utilité qu’il y avait de les conserver dans le pays : on avait vu qu’ils possédaient la parfaite pratique du travail agricole, et on s’était assuré de leur probité traditionnelle. Le gouvernement se résigna donc à souscrire aux exigences de ces gens d’une douceur parfaite, chez lesquels les persécutions séculaires et le principe de la « non-résistance » avaient développé l’esprit du martyr. Plutôt que de délaisser leur genre de vie communautaire, que de s’humilier à une inscription sur le livre officiel des propriétaires, des époux légitimes, des pères armés de la verge d’autorité, les « Lutteurs par l’Esprit » eussent préféré reprendre le bâton de l’exil et cheminer encore à travers le monde jusqu’à la rencontre d’un peuple pitoyable qui les accueillît ou jusqu’au repos final dans le tombeau.

Au régime de la grande propriété, défendu par l’évolutionniste moderne, s’oppose, çà et là, celui de la division du sol en petits domaines. Le partage normal, que l’on observe principalement en Chine, est celui qui donne à la famille exactement la quantité de terres qu’elle peut travailler en moyenne pour en obtenir la récolte nécessaire à son entretien. Mais nulle part la répartition n’a été faite d’après le bon sens ou la raison pure, elle fut plutôt le résultat des conflits qui se sont produits pendant la succession des siècles entre les intérêts opposés. Partout le laboureur a tâché de défendre son lopin de terre contre la rapacité du conquérant ou de l’acheteur lorsque la glèbe est sortie de l’indivision nationale ou communale et, parfois, les circonstances lui ayant été propices, il a réussi à sauvegarder son petit enclos. En maints endroits, la nature même lui a été favorable par la forme son relief ou les conditions de son climat : ici le sol qu’il cultive est défendu par des escarpements, des murailles de rochers, des marais, des lisières de bois ; ailleurs, il s’est retranché derrière des canaux, en des îlots ou des clai-