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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

comme en Irlande, ou d’acquisitions énormes, comme en Australie, la division du sol en domaines de très grande étendue est devenue la règle en certaines contrées, où les vrais laboureurs sont presque exclus de toute part de possession sur le sillon nourricier. On cite principalement l’exemple classique de l’Ecosse du Nord, où le territoire se trouve pour ainsi dire en entier dans les mains de quelques privilégiés : nombre d’entre eux ne pourraient, au galop de leurs chevaux, traverser en un jour tout leur domaine de frontière en frontière, et, d’ailleurs, la plupart ne se sont pas même donné la peine de l’explorer : il leur suffit d’en toucher les revenus. Le comté de Sutherland, 6 200 kilomètres carrés, appartient presqu’en entier au nobiliaire qui comme de juste porte ce même nom de Sutherland. En 1890, treize autres grands seigneurs possédaient chacun plus de 100 000 acres (405 kilomètres carrés) en un seul tenant ; la surface totale de ces domaines atteint 15 000 kilomètres carrés et peut se comparer comme grandeur aux deux Savoies agrandies du département des Hautes-Alpes.

Les grands propriétaires anglais n’ont pas de si vastes étendues à gouverner, à peine peut-on en citer quatre — et trois d’entre eux ont leur propriété en Irlande — dont le territoire atteigne 500 kilomètres carrés, mais ils détiennent des sources de revenus dont l’importance est bien autrement considérable que les grands domaines ruraux de l’Ecosse. Ce sont des mines et des carrières, des ports et des cités. Un seul d’entre eux est maître de la ville galloise de Cardiff, avec toutes ses houillères d’approvisionnement, tout son outillage de voies ferrées, de bassins, de cales, d’appontements, d’entrepôts. Le sol de Londres, la cité mondiale, appartient à un petit nombre de ducs et barons qui emploient chacun tout un ministère de receveurs et d’huissiers pour la perception de leurs loyers toujours grandissants. C’est ce régime que l’aristocratie dominatrice de l’Angleterre voulait appliquer à son profit dans tout l’empire colonial en des proportions encore plus monstrueuses que dans la mère-patrie. Ainsi, dans l’Autralie orientale, quatre colons se partageaient, dans les Liverpool Downs, une superficie de 3 250 000 hectares — la Belgique n’en compte que 2 945 000 —, où chacun d’eux élevait 70 000 têtes de bétail sans autres frais que l’entretien d’une demi-douzaine de bouviers. Ces grands feudataires, auxquels leur royaume n’avait coûté que le paiement d’une patente de 250 francs, portaient le nom démocratique de squatters, ou « accroupis », comme s’ils étaient assis sur