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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

et de vastes tourbières ne constituent pas une richesse très appréciée, mais les animaux à fourrures et les milliers d’ours noirs, venus sans doute en hiver sur la glace continue de l’estuaire, auraient dû attirer les chasseurs et l’on eût pu explorer cette île, ne fût-ce que pour savoir si elle renferme des trésors miniers dans ses roches siluriennes. Mais Anticosti, concédée en 1680 à Jolliet, est toujours restée propriété d’un seul et les rares habitants que l’on y tolère, actuellement au nombre de cinq centaines, sont des pêcheurs ou chasseurs, ou des employés, gardiens de phare ou sauveteurs. Très souvent les naufragés, échoués sur ces grèves désertes, eurent à s’entre-dévorer, poussés par le délire de la faim[1].

Evidemment c’est à la non-division de la terre qu’est dû l’abandon presque complet de la grande île. Récemment une des charmantes îles de la rangée des Petites Antilles, la Barbuda, n’avait également qu’un seul maître ; maintenant elle est partagée en deux domaines, dont les feudataires sont tenus de faire au gouverneur de l’île voisine, Antigua, l’hommage annuel d’une brebis grasse ou d’un cerf[2]. Mais les grands propriétaires ont fait le vide dans cette terre pourtant fertile et salubre : de toutes les Antilles, elle est de beaucoup la moins peuplée ; en 1890, sa population était seulement de quatre habitants par kilomètre carré, tandis que celle de Barbadoes était cent fois plus élevée (426 individus). De même superficie que les îles Normandes, Barbuda n’abrite pas 1 000 personnes, tandis que 100 000 habitants se nourrissent à l’aise à Jersey et Guernesey.

Telle est aussi la raison pour laquelle la Grande Bretagne, pourtant si fière de ses colonies, doit reconnaître l’humiliant contraste que présentent, dans l’Amérique centrale, sa grande possession du British Honduras et les colonies voisines habitées par des blancs d’origine espagnole et des ladinos de race mêlée. Cette différence si grande entre son vaste domaine presqu’inutile et les territoires voisins, enrichis par leurs cultures et l’exportation de leurs produits abondants, provient de ce que le Honduras « britannique » est en entier concédé à de grands propriétaires, pourquoi travailler en esclave à côté d’un pays où l’on peut rester libre ?

Soit par l’effet de l’hérédité féodale, comme dans la Grande Bretagne, dans l’Allemagne du Nord, en Lombardie, soit en vertu de la conquête,

  1. J. U. Gregory, L’Ile d’Anticosti et ses Naufrages.
  2. Ober, Camps in the Caribbees.