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l’homme et la terre. — la culture et la propriété

même effort. Un bel attelage de chevaux aux houppes flottantes, aux grelots sonores ; des bœufs au pas mesuré entre lesquels la main de l’homme tient le soc tranchant ; les vaillants chiens de Bruxelles qui aboient de bonheur quand la voiture pleine de jarres s’ébranle au-dessus de leurs têtes, est-il spectacle humain qui donne mieux l’idée d’un sentiment de solidarité dans une œuvre considérée comme un devoir ? La probité de la conscience pourrait-elle dépasser chez l’homme ce qu’elle est dans ces nobles animaux ? Et que de fois l’homme brute s’arroge-t-il sur la bête le droit de vie et de mort ? que de fois la bonne ou mauvaise destinée de l’animal domestique dépend absolument du hasard, des caprices du maître, de la bonne nature ou de la férocité de celui qui lui prend son labeur ? Il est vrai que, dans la plupart des pays dits « civilisés », se sont formées des « sociétés de protection des animaux », desquelles il ne faut point médire et qui font certes une grande part de bien, proportionnelle à l’initiative individuelle de bonté, à la passion de sympathie qu’apporteront à cette œuvre les citoyens eux-mêmes, car les lois appelées à leur aide par les amis des animaux n’ont de valeur que grâce au concours de l’opinion et ne sont effectivement sanctionnées que dans les pays comme l’Angleterre où l’homme aime réellement ses frères non doués de la parole. Comment les lois pourraient-elles fournir aux animaux domestiques une protection efficace puisqu’elles livrent les hommes aux caprices les uns des autres ? Du moins parmi les humains, les oppressés peuvent-ils résister à la ligue des oppresseurs, et, par la solidarité dans la révolte, par l’association dans les efforts, ont-ils déjà remporté mainte victoire ; mais que peuvent les animaux ? Ils ne se mettent point en grève et on ne saurait attendre l’amélioration de leur sort que de l’accroissement graduel de l’intelligence et de la bonté chez leurs éleveurs et maîtres.

Or, on peut se demander si, d’une façon générale, l’élève des animaux domestiques s’est faite d’une manière utile pour le développement de chaque espèce. Jusqu’à nos jours, on doit le dire, l’homme civilisé n’a guère apprivoisé l’animal qu’à son profit égoïste ; il n’a vu en lui que les qualités ou les produits qui peuvent être de quelque utilité à sa propre personne, à sa fortune ou à sa race. De même qu’il tuait l’homme ennemi, de même il se débarrassait de la bête gênante ; comme il avait l’habitude d’asservir le semblable dont le travail pouvait lui profiter, il chargeait de son fardeau l’animal docile en lui faisant accomplir son