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animaux d’afrique

cieuse se compose d’ « ivoire mort », provenant des cadavres trouvés dans les forêts, mais presque toute la récolte se compose « d’ivoire vivant »[1]. C’est-à-dire qu’en prenant une moyenne de 15 kilogrammes par défense, les chasseurs tuent au moins 40 000 éléphants par an, sans compter ceux qui, après avoir été blessés, s’en vont mourir au loin, dans la brousse[2]. Et pourtant, combien l’animal vivant représente-t-il une richesse supérieure, par sa force de travail et par son intelligence, à celle de l’animal mort ! Au lieu de ces chasses d’extermination, on pourrait facilement apprivoiser le gigantesque animal, comme jadis les Ethiopiens, les « plus sages des hommes », et les transformer en serviteurs, mieux, en alliés, dans le travail d’aménagement du sol africain. Les récits des historiens et les gravures des monnaies ne permettent pas de douter que l’éléphant domestique des armées d’Hannibal appartint vraiment à l’espèce qui parcourt aujourd’hui les forêts nilotiques. La dimension considérable des oreilles et la forme du front caractérisent nettement cette espèce. Mais la guerre fit périr l’industrie de l’apprivoisement, et c’est maintenant à la paix, à la douceur patiente des éducateurs qu’il incombe de recommencer le très grand œuvre, car c’est vraiment un des suprêmes triomphes de l’homme, d’avoir su élever certains animaux jusqu’à la société supérieure qui conçoit et pratique le beau. L’éléphant n’est-il pas devenu le dieu Ganesa, c’est-à-dire le symbole de la Sagesse, et, cela, grâce à l’homme qui en fit son compagnon ? Et ne peut-on en dire autant d’espèces également divinisées, telles que le chien et le chat, qui, tout en gardant — surtout le chat — une certaine indépendance et l’originalité du caractère, se sont incontestablement humanisés pour vivre de l’existence de l’homo sapiens par le regard, les désirs, les sentiments et les passions ?

L’œuvre de reconquête de l’éléphant africain, au point de vue économique et moral, s’accomplit lentement, mais elle s’accomplit. Un essai malheureux, fait en 1879, pour acclimater quatre éléphants indiens sur les bords du Tanganyika, avait découragé les tentatives ; mais, depuis, Bourdarie et d’autres voyageurs ont cité des exemples de nombreuses réussites. Dans le Congo français, sur les bords du Fernand Yaz, l’éléphant Fritz, élevé par des noirs Pahouins, est parfaitement dressé au transport de charges de 350 kilogrammes, et traîne des troncs

  1. Ivoire mis en vente sur les trois grands marchés de Londres, Liverpool et Anvers, en 1895 : 674 550 kilogrammes.
  2. Revue Scientifique, 21 sept. 1895.