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fonctionnarisme et démocratie

fonctionnaires autrement irresponsables que les membres du Parlement, décisions sans recours, et qui rappellent à chaque instant à l’individu la tutelle mise par l’Etat sur lui.

Le nombre de fonctionnaires, grands et petits doit naturellement s’accroître en proportions considérables à mesure que s’augmentent les ressources budgétaires et que le fisc s’ingénie à trouver des procédés nouveaux pour extraire plus de revenus de la « matière imposable » ; mais le foisonnement des préposés et employés provient surtout de ce que l’on appelle la « démocratie », c’est-à-dire la participation de la foule aux prérogatives du pouvoir. Chaque citoyen veut en avoir son lambeau, et l’occupation principale des gens qui ont déjà leur fonction officielle est de classer, d’étudier et d’apostiller les demandes de ceux qui réclament aussi leur place. Le budget n’a-t-il pas payé — et peut-être paie-t-il encore — un inspecteur des forêts de l’île d’Ouessant, laquelle contient en tout huit arbres, cinq dans le jardin du curé et trois dans le cimetière !

Telle est la pression exercée sur le gouvernement par la multitude des solliciteurs que l’acquisition de colonies lointaines est due en très grande partie au souci de distribuer des fonctions. On peut juger de ce qu’est en maint pays la prétendue colonisation par ce fait qu’en Algérie le nombre des Français résidant en 1896 dans les limites du territoire était d’un peu plus de 260 000, sur lesquels on comptait plus de 51 000 fonctionnaires de toute sorte, soit environ le cinquième des colons[1] ; encore a-t-on défalqué de ce total les cinquante mille hommes de guerre. Ceci rappelle l’inscription ajoutée sur une carte au nom de la « ville » d’Ouchouia, la colonie urbaine la plus méridionale de l’Amérique et du monde : « Soixante-dix-huit résidants, tous fonctionnaires » !

La France, prise comme exemple de cette « démocratisation » de l’Etat, est gérée par un nombre d’environ six cent mille participants à la force souveraine, mais si l’on ajoute aux fonctionnaires proprement dits ceux qui se considèrent comme tels, et qui sont en effet revêtus de certain pouvoir local ou momentané, de même que les individus séparés du gros de la nation par des titres ou des signes distinctifs, tels les gardes champêtres, les tambours de ville, les crieurs publics, sans compter les décorés et les médaillés, on constate que le nombre des

  1. Louis Vignon, La France en Algérie.