Page:Reclus - L'Homme et la Terre, tome VI, Librairie universelle, 1905.djvu/234

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
218
l’homme et la terre. — l’état moderne

A certains égards, le pouvoir s’exerce d’une façon encore plus absolue chez les petits fonctionnaires que chez les personnages d’imposante situation. Ceux-ci sont par leur importance même astreints à un certain décorum : ils sont tenus de respecter ce que l’on appelle les « usages du monde » et de cacher leurs insolences, ce qui parfois suffit pour les assoupir et les calmer. D’autre part, les brutalités, les délits ou les crimes que commettent les grands provoquent l’attention de tous ; l’opinion se mêle de leurs actes et les discute avec passion ; souvent même ils risqueraient d’être renversés par une intervention des corps délibérants et d’entraîner leurs maîtres dans la chute. Mais le petit fonctionnaire n’a point à craindre de pareilles responsabilités quand un puissant patron le couvre de son bouclier. Alors toute l’administration supérieure, jusqu’au ministre, jusqu’au roi, se porte garant de son irréprochable conduite. Le grossier peut s’épanouir librement dans toute sa grossièreté, le violent frapper à son aise, le cruel s’amuser longuement à torturer. Quel enfer de vivre sous la haine d’un sous-officier instructeur, d’un geôlier, d’un garde-chiourme ! De par la loi, les règlements, la tradition, la complaisance des supérieurs, le tyran se trouve à la fois juge, témoin, bourreau. En assouvissant sa colère, il est toujours censé avoir fait respecter la majesté de l’infaillible justice. Et lorsque la méchante destinée en a fait le satrape de quelque colonie lointaine, qui pourrait s’opposer à son caprice ? Il s’élève au rang des rois et des dieux.

La morgue du « rond de cuir » qui, protégé par un grillage, peut se permettre d’être grossier envers quiconque, l’ « esprit » du magistrat s’exerçant aux dépens du prévenu qu’il va condamner, la brutalité de l’agent faisant la rafle ou « passant à tabac » les manifestants, mille autres façons arrogantes de l’autorité, voilà ce qui maintient l’animosité entre gouvernants et gouvernés. Et il faut remarquer que ces faits d’occurrence journalière ne s’abritent pas derrière la loi, mais derrière des décrets, des circulaires ministérielles, des commentaires, des règlements, des arrêtés préfectoraux et autres. La loi peut être dure, voire injuste, le travailleur ne la rencontre que rarement sur son chemin ; il peut même en certaines circonstances traverser la vie sans se douter qu’il lui est soumis, même en ignorant qu’il paie l’impôt ; mais, à chaque manifestation de son activité, il est confronté par les décisions que des fonctionnaires ont édictées