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l’homme et la terre. — l’état moderne

occasion, elles mirent leur force au service de quelque despote. Habituées à l’obéissance passive, elles ne comprirent jamais une société libre ; asservies elles-mêmes, à des chefs, elles aidaient à l’asservissement de la population civile.

Même, lorsque l’armée n’est pas employée directement comme « grande gendarmerie » pour servir contre le peuple, soit dans les agitations politiques, soit dans les crises économiques du travail et des grèves, elle n’en est pas moins dressée à l’hostilité contre la foule des citoyens sans armes. Le mépris sublime des officiers de Napoléon pour les civils ou « pékins » est bien connu, et ce mépris se retrouve encore, quoique à un moindre degré, dans toutes les armées, même chez les soldats qui croient volontiers à la beauté du « panache », au « prestige de l’uniforme », ne fût-ce que pour essayer de compenser ainsi les humiliations dont ils ont à souffrir de la part de leurs supérieurs. Ce mépris engendre la haine, et que de fois ne vit-on pas l’armée, engagée dans une guerre dite nationale, agir pourtant d’une manière complètement hostile aux intérêts et aux vœux de la nation ?

C’est ainsi que, pendant la guerre franco-allemande de 1870, Bazaine laissa enfermer dans Metz les 170 000 hommes qui lui avaient été confiés parce qu’il voulait « conserver une armée à la disposition éventuelle de son empereur ». De même, pendant le siège de Paris, les officiers commandant les forts excitaient volontiers les haines et les moqueries de leurs soldats contre les citoyens armés ; l’armée se fût sentie déshonorée par une victoire de la garde nationale. Enfin, en temps de paix, l’influence prépondérante des castes militaires fait attribuer aux retraités et aux invalides, au grand détriment du service public, de nombreuses fonctions auxquelles le régime de l’armée ne les a nullement préparés. En Algérie, au Soudan, on va jusqu’à bouder, à décourager, à persécuter même des explorateurs qui n’ont d’autre tort que de ne pas appartenir à l’armée ou à l’Eglise.

A propos des crimes qui se produisirent en diverses occasions dans les armées coloniales et qui firent passer dans le monde une sensation d’horreur universelle, on a émis l’idée que l’influence du soleil tropical pourrait faire naître une maladie spéciale, la « soudanite », qui se manifesterait spécialement chez les officiers et leur ferait commettre des actes abominables et sans cause apparente. Cette invention d’une maladie particulière aux militaires gradés, qui présente le grand avan-