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l’homme et la terre. — l’état moderne

solidarité de courage entre compagnons réunis par le hasard sous un même drapeau, en un même corps, ayant pour tradition le mépris de la mort ! « Faites donner la garde ! » telle fut, sous diverses formes, l’ordre du général en chef dans les luttes suprêmes. Une statistique, dressée avec soin pour l’armée britannique, établit que le chiffre de la mortalité des troupes pendant les batailles, vraie mesure du courage en face des canons, augmente avec la réputation traditionnelle des régiments, les Highlanders venant en tête de la liste.

Cet esprit de corps du soldat qui se dévoue par orgueil forme la transition naturelle entre le sentiment primitif des hommes libres, qui s’étaient donnés en entier à une cause aimée, et l’esprit de corps actuel des compagnies et des administrations d’Etat dont les membres sont ligués pour la défense, le maintien, l’accroissement de leurs privilèges. Qu’on en juge par celle de toutes les professions qui embrasse certainement en proportion la plus forte part d’hommes supérieurs, puisqu’elle nécessite le plus d’études approfondies, qu’elle oblige à plus d’expériences attentives et fait le plus appel à la sympathie humaine, la profession médicale. Or, il suffit de lire les statuts des sociétés provinciales, par lesquels les « hommes de l’art » s’engagent les uns envers les autres, pour constater que eux aussi se sont laissé corrompre par l’esprit de corps et que le dévouement au public souffrant est le moins pressant de leurs soucis. Autant le médecin, qui est en même temps un ami, ce précieux conseiller qui sait lire en votre corps et auquel l’affection, la pratique sagace de la vie permettent de lire aussi en votre âme, autant ce médecin apporte avec lui de consolation et de force, autant le chasseur aux malades, le spéculateur en traitements et en drogues, l’inventeur et le propagateur ingénieux de nouvelles tares est un dangereux compère. Le monopole, non de guérir mais de traiter à tout hasard, est revendiqué par lui avec une singulière ténacité, et si, parfois, il est obligé d’accueillir comme un confrère un Pasteur ou tel autre découvreur de voies nouvelles, de quelle morgue il repousse les humbles rebouteurs, surtout ceux qui soignent gratuitement les malades et les blessés. Or, quoi qu’on en dise, les mages et les mèges, fils des anciens magiciens et chamanes, ne sont pas tous des charlatans ; les remèdes traditionnels, conservés dans quelques familles pour le traitement de telle ou telle maladie, ne sont pas toujours des drogues malfaisantes, quoique nul pharmacien de première classe ne les ait estam-