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l’homme et la terre. — l’état moderne

oreilles du grand public, de marchandages de couloir que l’on couvre par quelque brillante joute entre tribuns expérimentés. Tout caractère noble est avili, toute conviction sincère contaminée, toute volonté droite annihilée.

Il ne faut donc pas s’étonner que tant d’hommes se refusent à alimenter de leur vote un pareil milieu et à coopérer à la « conquête des pouvoirs publics ». Les révolutionnaires savent, du moins, que les formes du passé dureront d’autant plus que les travailleurs s’intéresseront à leur existence et composeront avec elles, fût-ce pour les modifier, et ne peuvent que déplorer la naïveté de ceux qui pensent pouvoir « faire la Révolution à coups de bulletin de vote ». Pour avoir cette illusion, il faut ne pas considérer la faiblesse réelle de ce Parlement supposé souverain, il faut fermer les yeux sur les institutions autrement puissantes qui se sont constituées alentour, jouant de la législature comme le chat de la souris.

C’est cette complexité du gouvernement qui rend toute révolution franchement politique extrêmement difficile. Les vieilles survivances se sont toutes cantonnées, concentrées en autant d’Etats secondaires, vraies pieuvres qui vivent sur l’organisme de l’Etat général et à ses dépens : la nation dépérit en raison de leur prospérité. Une révolution nominale ne peut avoir aucun effet si elle n’entame aussi ces corporations, qu’unit une solidarité absolue d’intérêts particuliers et collectifs. Dès qu’une de ces professions est solidement constituée en corporation officielle et sacro-sainte, sa tendance inévitable est de se dire et de se croire infaillible et de se réserver absolument les discussions et les décisions qui ont été déclarées par le roi, la coutume ou la loi comme étant de son ressort. C’est ainsi que l’Eglise revendiquait non seulement le monopole du salut des âmes mais aussi celui de la science : en dehors des prêtres ou gens de « clergie » c’est-à-dire de savoir, nul n’avait le droit de parler de choses qui étaient censées être au-dessus de sa portée ; la connaissance de la nature humaine permet d’affirmer sans crainte qu’en nombre de circonstances les prêtres intentèrent des procès en hérésie bien plus par jalousie de métier que par une sainte ardeur pour la foi. Même infaillibilité dans les autres professions, à travers tous les étages de la société jusqu’aux diverses corporations ouvrières, qui tenaient à leurs privilèges de métier avec une âpreté patriotique, non seulement à cause de l’intérêt