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l’homme et la terre. — l’état moderne

les courses, la boisson, les cafés, les « beuglants ». « Qu’ils chantent, ils paieront ! » Ceux qui sont dépravés, avilis et qui se méprisent eux-mêmes n’ont plus le sentiment de dignité nécessaire qui pourrait les pousser à la révolte : ayant la conscience d’avoir des âmes de valets, ils se rendent justice en acceptant l’oppression. Ainsi les guerres de la République et l’explosion de vices et de turpitudes qui suivirent les premières années de la Révolution avec son idéal d’austérité et de vertu vinrent à propos pour préparer le régime impérial et l’ignominieux abaissement des caractères. Toutefois, il y eut là un phénomène de balancement qui provint en grande partie d’une réaction normale de la société prise dans son ensemble. Il est naturel que les hommes oscillent successivement de l’un à l’autre contraire, de même que leur vie alterne de l’activité au sommeil, et du repos au travail. En outre, une nation étant composée d’un grand nombre de classes et de groupes divers qui ont leur évolution propre dans l’évolution générale, il en résulte que des mouvements historiques à tendances opposées s’entre-heurtent et s’entre-croisent en décrivant les courbes les plus compliquées, dont l’historien ne peut débrouiller l’écheveau qu’à grand peine.

Ainsi, pendant les luttes intestines de la Révolution française, les Vendéens représentaient certainement contre le gouvernement central le principe de la Commune autonome, librement fédérée ; mais, par une contradiction dont le manque absolu d’instruction ne leur permettait pas de se rendre compte, ils s’étaient faits aussi les défenseurs de l’Eglise, qui vise à l’empire universel des âmes, et de la Royauté, qui dans tous les Communiers ne voit que des corvéables et des « taillables », même dans le sens de chair à couper sur les champs de bataille. Par une étrange naïveté qui fait sourire et ferait pleurer, les nègres d’Haïti, luttant pour leur liberté contre les planteurs blancs, se proclamaient avec enthousiasme les gens du Roi ; les rebelles des colonies espagnoles du Nouveau-Monde acclamaient le roi catholique de l’Espagne ! Presque toujours, dans le courant des siècles, ceux qui se révoltèrent contre une autorité quelconque le firent au nom d’une autre autorité, comme si l’idéal ne consistait qu’à changer de maître. Lors des grands mouvements d’opinion et de libération intellectuelle qui aboutirent à la révolution de 1830, ceux qui travaillaient à l’émancipation de la langue, à la libre étude de l’histoire artistique et littéraire dans tous les temps et tous les pays, en dehors de la Grèce, de Rome et du « Grand Siècle », tous ceux qui recher-