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l’homme et la terre. — l’angleterre et son cortège.

autre peuple que le peuple anglais. Dans cet amas de littérature exclusivement britannique, il n’y a aucune place pour un journal venu de France, d’Allemagne ou d’Italie.

La confiance en soi, la belle allure d’une vie heureuse et saine, voilà certes de grands avantages qui peuvent mener à l’accomplissement de fortes actions, mais l’adoration personnelle n’est-elle pas de trop et les conséquences n’en doivent-elles pas être fatales, surtout quand à cette adoration même se mêle très souvent une crasse ignorance ? L’insularité de l’Angleterre se retrouve dans le dédain parfait dont les hommes d’Etat et les administrateurs ont souvent fait preuve à l’égard de tout ce qui intéresse spécialement les nations étrangères[1] : dans sa haute fierté le peuple anglais peut ignorer les autres peuples et même trouver un certain mérite à ne pas descendre jusqu’à eux. C’est probablement en Angleterre que le patriotisme prend sa forme la plus délirante et la plus aiguë, car l’insulaire, froid et grave en apparence et prenant soin de se contenir, cesse d’avoir toute retenue dès qu’il s’est une fois abandonné. N’est-ce pas en Angleterre, après la victoire de Paardeberg (27 février 1900) si longtemps attendue, et surtout après la délivrance de Mafeking (17 mai 1900), que l’on a vu les gentlemen de la Bourse et des banques se ruer les uns sur les autres, fous de joie, pour se déchirer mutuellement les habits et les chapeaux, tandis qu’à Oxford les étudiants, allumant des bûchers, y jetaient des meubles et jusqu’à leurs livres[2].

À ces démonstrations absurdes et folles correspondent des formes cérémonielles et de majesté religieuse. Ainsi les officiers anglais se portent mutuellement depuis la guerre d’Espagne (1705) un toast dont on ne retrouve le semblable en aucune autre partie des sociétés humaines : « Our men ! Our women ! Our swords ! Ourselves ! Our religion ! » Nos hommes ! Nos femmes ! Nos épées ! Nous-mêmes ! Notre religion ! On peut dire que, dans l’aristocratie anglaise, le gentilhomme arrive tout simplement à ne plus voir le monde qu’à travers l’illusion de sa propre grandeur[3], et cela sans s’être donné la peine de réfléchir, par le seul effet d’une routine bien rythmée et de paroles sacramentelles répétées solennellement dans la famille, à l’école, à l’église, par les mères et les vieillards à cheveux blancs ; le jeune homme en vient à marcher devant lui en toute certitude d’avoir raison, avec une assurance

  1. W. Bagshot, Constitution Anglaise, p. 300.
  2. André Chevrillon, Revue de Paris, 15 sept. 1900, p. 360.
  3. Même auteur, loc. cit. pp. 375 et suiv.