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l’homme et la terre. — l’état moderne

de famille, voilà ce qui se cache sous la « Grâce de Dieu », héritage des temps antiques légué par les Merodach (Marduk), les Pharaons et les Césars. Même parmi les rois actuels que lient des constitutions et des institutions précises, et qui, malgré leurs velléités de pouvoir absolu, se sentent un peu dans la situation d’insectes piqués par une épingle, l’histoire contemporaine peut en désigner au moins un, au centre de l’Europe, sur l’un des trônes les plus élevés du monde, qui ne manque aucune occasion de se proclamer l’élu direct de Dieu : Très Haut lui-même, il n’a d’autre responsabilité qu’envers le Très Haut.

Mais, par suite de l’évolution historique, il se trouve que la plupart des défenseurs de l’ancien régime ont abandonné l’attaque et se tiennent sur la défensive ; ils en sont à plaider les circonstances atténuantes. De même que, dans une époque mémorable, on maintint la République en France parce qu’elle était l’état de transition qui divisait le moins, de même on garde la monarchie en plusieurs États parce qu’elle permet aux divers partis de patienter dans l’attente d’un accord sur les changements à faire. Toutes les vertus domestiques et privées que le souverain a la chance de posséder lui sont comptées comme des mérites tout particulièrement exceptionnels, et même toutes les faveurs du sort, bonnes récoltes et beaux jours, sont considérées comme étant dues sinon à son pouvoir direct, du moins à une sorte d’intervention. Le symbole de cette souveraineté du maître terrestre sur les éléments du ciel se voit encore en Chine, lors d’une éclipse de soleil ou de lune, quand le mandarin chinois, muni de ses armes et vêtu de son grand uniforme, signifie d’en bas ses ordres au nom de l’Empereur et, pour faire plaisir à son peuple, délivre l’astre menacé. Récemment, lorsque la reine Victoria d’Angleterre mourut, après un très long règne de trois quarts de siècle, nombre de ses sujets enthousiastes semblèrent presque s’imaginer qu’elle avait été pour quelque chose dans les immenses progrès accomplis dans le monde pendant toute l’ère victorienne, the Victorian age. C’est ainsi que se formèrent jadis les légendes des Rama, des Cyrus, des Charlemagne ; c’est ainsi qu’ « un regard de Louis enfantait des Corneille ».

L’état de transition entre l’asservissement de tous à un seul, forme normale de la monarchie, et le groupement libre et spontané des hommes fonctionnant en harmonie, forme idéale de l’humanité, est marqué par des constitutions, des chartes, des statuts qui doivent forcé-