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l’homme et la terre. — l’état moderne

par une assemblée qui attira sur elle l’attention des peuples et des temps, ce droit n’est encore reconnu qu’en principe, comme un simple mot dont on ne cherche point à pénétrer le sens. Le fait brutal de l’autorité persiste contre le droit, à la fois dans la famille, dans la société, dans l’Etat ; il persiste, mais tout en admettant son contraire, en se mélangeant avec lui en mille combinaisons illogiques et bizarres. Bien peu nombreux sont encore les fanatiques de l’autorité absolue qui donnent au prince droit de vie et de mort sur ses sujets, au mari et au père même droit sur sa femme et sur ses enfants. L’opinion flotte indécise, dirigée en ces matières moins par le raisonnement que par les circonstances du drame, les sympathies personnelles, la forme des récits. D’une manière générale, on peut dire que l’homme mesure la rigueur de ses principes de liberté à la part d’intérêt personnel qu’il a dans le fait accompli. Il est strict, entier, quand il s’agit d’événements qui se passent de l’autre côté du globe ; il transige quelque peu et mêle ses manies d’autorité à des conceptions de droit humain quand les faits se rapportent à son pays, à sa caste ; enfin, quand il est directement touché, il risque de se laisser aveugler par la passion et, volontiers, il parlerait en maître.

Dans certains pays, en France par exemple, n’est-il pas convenu, pour ainsi dire, que le mari a le droit de tuer sa femme infidèle ? C’est dans la famille surtout, c’est dans ses relations journalières avec les siens que l’on peut le mieux juger l’homme : s’il respecte absolument la liberté de sa femme, si les droits, la dignité de ses fils et de ses filles lui sont aussi précieux que les siens, alors la preuve est faite ; il est digne d’entrer dans une assemblée de citoyens libres ; sinon, il est encore esclave, puisqu’il est tyran.

On a souvent répété que le groupe de la famille est la cellule primordiale de l’humanité. C’est là une vérité toute relative, car deux hommes qui se rencontrent et se lient d’amitié, une bande qui se forme pour la chasse ou pour la pêche, en y comprenant même des animaux, un concert de voix ou d’instruments qui se marient à l’unisson, et des pensées qui se réalisent en actions communes constituent également des groupements initiaux dans la grande société mondiale. Du moins est-il certain que les associations familiales, quels qu’en soient d’ailleurs les modes, polygynie ou polyandrie, monogamie ou libres unions, exercent une action directe sur la forme de l’Etat par la répercussion de leur éthique : on voit en grand les choses de la même