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évolution des polynésiens

notre monde moderne est emporté. On les convertit tant bien que mal, mais à cette conversion se mêle déjà l’  « irréligion de l’avenir ». Un de mes souvenirs les plus précis est celui d’une controverse véhémente que j’eus à soutenir fort avant dans la nuit avec un missionnaire qui devait partir le lendemain matin pour aller évangéliser les anthropophages des îles Fidji. Le malheureux partit fort ébranlé : « Mais du moins, demanda-t-il, navré, pourrai-je leur dire qu’il y a un Dieu ? »

Sans doute, le fond atavique resurgira souvent encore, mais combien déjà les Polynésiens que nous décrivirent Cook et Bougainville, Moerenhout et Fornander sont devenus tout autres ! Ainsi la mode du tatouage, que les insulaires de la mer du Sud, surtout les Maori de la Nouvelle-Zélande, les gens de Taïti, de Samoa, des Sandwich avaient élevée à la hauteur d’un grand art, cette mode a presque complètement disparu, si ce n’est dans les îles les plus malheureuses, les Marquises. Chose curieuse, en mainte île de la Polynésie fréquentée par les étrangers, la statistique des tatoués comprendrait un plus grand nombre d’Européens que d’indigènes et, certes, les premiers n’auraient pas à se vanter, comme jadis les Maori, de la noble élégance de leur dessin. A cet égard, la transformation peut donc être considérée comme définitive : actuellement les Polynésiens placent leur coquetterie dans le vêtement comme ils la plaçaient autrefois dans l’ornement pictural du corps librement exposé aux regards.

Le mouvement qui se produit dans la direction d’une civilisation nouvelle, et qui s’indique nettement par le changement en grande partie spontané du costume, se manifeste bien plus encore par l’acquisition d’un langage nouveau. Les anciennes langues à l’aimable parler musical disparaissent de plus en plus, remplacées d’abord par un jargon dont les mots anglais toutou, c’est-à-dire cook, cuisinier, titeta pour teakettle, théière, et les termes français repupilita pour république, sont bizarrement, quoique gentiment, défigurés, mais qui, à leur tour, cèdent la place à la langue véritable, avec ses recherches grammaticales et tours oratoires. De nombreux Océaniens mettent leur orgueil à bien parler des langues européennes, à faire des calculs mathématiques compliqués, même à réciter avec soin de longues énumérations géographiques, et, chose plus importante encore, ils n’ont plus à « tuer le temps », stade de transformation qui leur fut si funeste pendant leurs premières années de contact avec les Européens ; ils acquièrent des métiers et des professions diverses.