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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

ce vaste monde insulaire du Pacifique et, parmi les visiteurs, il en est qui restent en route, au bord d’une crique paisible, sous l’ombrage touffu d’un arbre à pain où la vie leur sera douce.

Ainsi se résoudra l’antinomie actuelle. Tant qu’il se trouvait suspendu, pour ainsi dire, entre deux civilisations inconciliables, le Polynésien était dans la situation d’un animal captif, hébété, sans pensée. Comme le disait Gratiolet, en une discussion mémorable entre les membres de la Société d’Anthropologie, le pauvre insulaire vaincu perdait la conscience de son être et toutes ses idées de morale s’en allaient à vau l’eau ; il ne savait plus ce qui est bien ou mal et se laissait entraîner sans ressort personnel, sans élan ni volonté. Désormais, tous ceux qui n’auront pas été violemment supprimés, comme le furent les Tasmaniens, comme le sont la plupart des tribus d’Australie, cesseront d’avoir le moindre doute relativement au courant de civilisation qui les emporte. Ayant passé par la « religion de l’huile », ils sauront parfaitement ce qu’est notre société moderne, où tout se vend, où tout s’achète, mais qui contient pourtant en soi une attente de progrès, un idéal de choses plus élevées, comme un imperceptible bourgeon qui doit un jour s’épanouir en fleur.

La grande évolution consiste principalement dans le mépris du tabou. Les pierres saintes, les arbres fétiches, les marques tracées sur le sol ont perdu leur pouvoir magique, c’est-à-dire que les chefs spirituels et temporels et les chefs de la famille, les maris et pères, ont cessé d’être des maîtres absolus et de donner à leur volonté une forme symbolique : les signes effroyables sont devenus ridicules et, si les missionnaires veulent les maintenir au profit de leur propriété, ils sont obligés d’avoir recours à l’espionnage et à la délation. Il est vrai qu’à la place des anciens tabous, les étrangers en ont apporté d’autres, la Bible, le crucifix, le drapeau ; mais, précisément, ces divers symboles, appartenant à une civilisation morcelée, ne se contredisent-ils pas mutuellement ? Ils ne présentent point un ensemble qui impose en même temps la conviction, le respect, la terreur et, qui plus est, les « porteurs de torches », les civilisateurs eux-mêmes ne croient qu’à demi ou même pas du tout aux doctrines qu’ils sont chargés d’enseigner ; ils mêlent l’indifférence, même la pensée libre, à l’instruction religieuse, morale ou patriotique, c’est dire que le mouvement qui entraîne actuellement les insulaires est, à quelques années ou décades près, identique à celui dans lequel tout