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dépeuplement de l’océanie

encore bien plus avec le poison, donné sous la forme d’alcools purs ou frelatés. C’est là une arme que le traitant européen manie encore mieux que toute autre, et la rivalité de concurrence s’établit entre les marchands d’Europe, qui veulent quand même forcer les nations à s’enivrer de leurs boissons, et les fabricants indigènes qui savent parfaitement produire aussi les plus funestes liqueurs, notamment le kava, fléau des Marquises. La lutte, réglementée par les administrations européennes, sévit entre les produits dits « hygiéniques » des négociants patentés et les « bouilleurs de cru » non autorisés. Le résultat du conflit n’en est pas moins l’intoxication avec toutes ses conséquences de vices, de maladies et de mort. L’Européen n’a-t-il pas sa part de responsabilité dans le dépeuplement que cause l’ivrognerie ? Il est hors de doute que la dysenterie était inconnue chez les insulaires des archipels Salomon et néo-hébridiens jusqu’à l’époque où des indigènes, importés dans les îles Fidji, revinrent dans la contrée natale avec les germes de la maladie contractée dans la société des Européens[1].

Les tristes éducateurs des Polynésiens n’ont pas été seulement les matelots, les soldats et les traitants ; en de nombreux archipels ce furent surtout les missionnaires protestants et catholiques, et l’on peut se demander également si les sanctimonieux personnages sont absolument innocents de tout blâme dans l’œuvre de dépeuplement. Le missionnaire accuse le traitant parce que celui-ci corrompt ses fidèles en lui vendant de l’alcool et des armes et, de son côté, le traitant accuse le missionnaire parce que les guerres religieuses allumées par les rivalités du culte sont plus acharnées et plus durables que toutes les autres : des deux parts, on se renvoie l’accusation de meurtre[2]. Quoi qu’il en soit, une chose est certaine, c’est que les missionnaires anglais ayant été les véritables maîtres de la plus grande partie des archipels pendant la seconde moitié du dix-neuvième siècle, c’est à eux surtout que l’on doit demander compte de la gestion européenne des intérêts polynésiens. Grâce à l’autorité que leur donnaient un long séjour, la supériorité des connaissances et la visite fréquente de puissants navires de guerre britanniques, ces missionnaires étaient les vrais détenteurs du pouvoir, et les roitelets locaux n’étaient que leurs humbles courtisans. En parlant des missionnaires anglais venus dans son île, un Maori

  1. R. H. Codrington, La Magie chez les Insulaires mélanésiens, chap. Ier.
  2. G. Thilenius, Globus, 3 févr. 1900.