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l’homme et la terre. — le nouveau monde et l’océanie

qu’elle puisse être d’ailleurs. L’initiative que le citoyen apporte d’ordinaire dans son travail et son genre de vie lui permet de changer de secte, de s’inscrire successivement en vingt églises différentes, mais on comprendrait difficilement qu’il ne se rattachât pas à une église chrétienne d’une manière quelconque, même sous une forme verbale ou symbolique. En une même famille de plusieurs enfants, on compte souvent autant de religions que d’individus. Au fond, cette large tolérance s’explique par une indifférence réelle, et ce que le dogme avait jadis de précis, d’intransigeant disparait sous une phraséologie sans force. C’est ainsi qu’on a pu célébrer à Chicago, en 1893, une fête dans un « Parlement des Religions » où les fils de ceux qui s’entre-maudissaient se sont entre-bénis avec onction. Les vrais chrétiens, fort rares, se tenaient farouchement à l’écart, méprisant avec superbe cette religiosité sentimentale de prétendus croyants, animés non de la « foi qui dévore » mais du désir, plutôt négatif, de débiter des banalités édulcorées, plaisantes à l’oreille des indifférents.

Il y a deux cents ans, les catholiques romains qui se fussent hasardés dans la Nouvelle-Angleterre eussent été cruellement persécutés ; mais l’immigration des Irlandais, des Écossais du Nord, des Rhénans, des Italiens et autres Latinisés a changé l’équilibre religieux dans les Etats-Unis, et, quoique une partie de ces immigrants soit passée au protestantisme, la cohésion du catholicisme par rapport aux sectes protestantes a cependant fini par donner le premier rang numérique à la forme romaine du christianisme ; mais, en cette matière comme en toutes les autres, la manie d’exagération qui est le grand défaut national vicie tous les documents et l’on ne peut accepter comme vraies les statistiques plus ou moins officielles. Pour « faire grand », n’est-on pas allé jusqu’à revendiquer comme faisant partie du monde catholique américain la population des îles Philippines ? On a même évalué à 35 millions d’individus, nombre au moins double de la réalité, l’ensemble du troupeau des Etats-Unis appartenant à l’église de Rome. D’ailleurs, une évolution a dû se faire quand même dans les communautés les plus conservatrices de l’Amérique : le milieu plus libre et plus audacieux de la société américaine a fait sentir son influence sur les groupements religieux les plus fermés qui font de vains efforts pour obéir à la tradition. A maints égards, les catholiques des Etats-Unis peuvent être considérés comme formant une secte protestante ; l’esprit d’indépendance que l’on tolère