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l’homme et la terre. — contre-révolution

de L’Argentine à la domination des Espagnols. Quant à l’enclave naturelle comprise entre les deux fleuves Paraguay et Parana, ses habitants, Guarani silencieux, obéissaient avec ferveur à la petite aristocratie des blancs de l’Asuncion, comme au temps de la « réduction » ils avaient obéi à leurs confesseurs, les missionnaires jésuites ; ils avaient accompli prestement leur révolution politique en se dégageant scrupuleusement de toute solidarité avec leurs voisins de l’Argentine. Pendant plus d’un quart de siècle, le petit Etat, dit république de Paraguay, resta presque complètement fermé aux étrangers, autant que l’étaient alors la Chine et le Japon. Il est vrai que cette fermeture fut imposée par un homme, type presque inégalé de ces despotes auxquels tout un peuple obéit aveuglément. Francia, fils d’un Français et d’une Paraguayenne, se traça une ligne de conduite rigoureuse à laquelle il se conforma toujours. Il régna par la terreur, mais sans cruauté : maître des âmes, il l’était des corps, à la fois dictateur politique et confesseur universel.

Toutes les autres populations soulevées de l’Amérique espagnole se sentaient heureusement solidaires dans leurs revendications contre leurs anciens maîtres. L’Argentine en donna un glorieux exemple, en 1817, lorsque les cinq mille hommes qui formaient l’armée de San Martin franchirent les Andes avec tout leur attirail de guerre pour aller au secours des insurgés du Chili. Les troupes espagnoles attendaient l’ennemi à l’issue du col de la Cumbre, où passait le sentier suivi par tous les voyageurs, mais le général argentin, dérobant sa marche, s’était porté au nord par le Valle Hermoso ou « Beau Val », vers un col, ou boqueti, de 3 565 mètres de hauteur, d’où il redescendit sur le versant du Pacifique pour tourner les positions des Espagnols et leur infliger, à Chacabuco, une première défaite, suivie l’année d’après de la victoire décisive de Maipo. Une flottille chilienne débarrassa même le littoral de toutes les tentatives des anciens maîtres.

Dans la partie septentrionale du continent, c’est aussi à la solidarité des petites armées d’insurrection qui s’étaient formées sur plusieurs points du territoire, des bouches de l’Orénoque aux terres salines de l’Atacama, que les républiques américaines durent de pouvoir conquérir leur indépendance après de terribles péripéties et même des désastres qui paraissaient définitifs. C’est en 1810 que l’insurrection éclata dans Caracas contre le régime espagnol : elle fut bientôt étouffée, le terrible tremblement du sol qui renversa la capitale et plusieurs autres