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l’homme et la terre. — contre-révolution

cet achat ne faisait que devancer d’un petit nombre d’années ou de décades l’occupation qui se serait produite par la simple force des choses, sous la pression de millions d’hommes, grossissant rapidement en nombre et dont l’ascendant était devenu irrésistible.

En règle avec les anciens propriétaires d’esclaves, les représentants par excellence de ce que l’on appelle le « principe de la propriété », le Premier Consul voulut réconcilier d’une manière éclatante son pouvoir personnel avec le grand élément conservateur de l’antique autorité, avec le catholicisme. Le Concordat fut conclu. Par ce pacte avec l’Eglise, qui rétablissait les anciennes formes du culte, le futur empereur espérait que son pouvoir, prôné conformément aux rites, ferait désormais partie du dogme religieux : il voulait donner à sa personne un caractère sacré. D’autre part, il se flattait d’avoir enserré les prêtres dans le réseau de la hiérarchie administrative ; il croyait les tenir comme d’humbles fonctionnaires. Il est vrai que les catholiques sincères se sentirent profondément humiliés de ces conventions bâtardes qui mélangeaient les deux autorités ; mais l’Eglise a la vie longue, et que de fois les prêtres dont le devoir était désormais de servir l’Etat s’en révélèrent-ils les maîtres ! Le rétablissement du catholicisme dans sa pompe officielle fut considéré comme une grande victoire par les fidèles de l’ancien culte, et ils en surent gré au « nouveau Moïse », malgré les intempérances de langage et les brutalités dont son despotisme et son manque de savoir-vivre le rendirent coupable à l’égard de maint haut prélat et du pape lui-même.

Et tandis qu’une volonté maîtresse imposait à la France la restauration de l’Eglise officielle, Chateaubriand, un de ces idéologues auxquels Bonaparte vouait une haine spéciale, collaborait à l’œuvre de réaction religieuse par son Génie du Christianisme, travail purement littéraire et tout en surface, qui vantait l’élégance des cathédrales, la sonorité des cloches et le circuit rapide des faucons dans le ciel bleu : pour plaider la cause de la religion déchue et en rallumer la flamme, il eût fallu croire éperdument, du fond d’une âme simple, à la mission du Crucifié ; or, ni l’homme d’Etat ni le poète n’avaient cette « foi qui transporte les montagnes ». Quant à la masse du peuple, déshabituée des cérémonies religieuses et des processions solennelles, mais encore pénétrée de l’esprit catholique de despotisme intellectuel et d’obéissance, elle tendit de nouveau l’échine au harnais traditionnel. Cependant rien ne fit oublier l’interrègne.