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l’homme et la terre. — la révolution

autrichienne si la France elle-même ne s’était alors trouvée dans un état de transition entre la forme républicaine et le pouvoir d’un seul. Une volonté personnelle prenait la direction de la France et se faisait obéir : elle dictait la conclusion immédiate de la paix avec l’Autriche pour éviter que d’autres généraux, sur les bords du Rhin, n’obtinssent des résultats encore plus décisifs que ceux dus à Bonaparte.

Cette même volonté décida l’étonnante et romantique expédition d’Egypte. Evidemment la masse de la nation française ni même la majorité d’un conseil de gouvernement n’eut la moindre part dans ces aventures chimériques conçues par un chef d’armée en quête de la gloire d’un Alexandre ou d’un César. Néanmoins le Directoire donna volontiers son assentiment à l’exécution de cette fantaisie, seul moyen de retarder l’avènement d’un maître redoutable, peut-être dans l’espoir secret qu’il ne reviendrait jamais du périlleux voyage.

Si génialement qu’elle pût être conçue, si brillamment qu’elle fût mise en scène, l’expédition d’Egypte devait aboutir à un insuccès, puisque l’objectif prétendu de l’entreprise était d’arracher la domination des Indes à la Grande Bretagne et que la route de Calcutta passait alors par le cap de Bonne-Espérance : d’où le nom fantastique d’ « aile gauche de l’armée d’Angleterre » donné aux troupes envoyées dans la vallée du Nil. L’Egypte, qui avait été l’intermédiaire naturel entre l’Orient et l’Occident et qui devait le redevenir un jour, ne l’était précisément plus à l’époque où Bonaparte allait en faire la conquête. L’expédition ne pouvait avoir rien de sérieux : le gouvernement de la France y voyait une prolongation de pouvoir, un délai dans l’échéance inévitable de la retraite ; le général qui s’aventurait au hasard en un pays lointain ne cherchait qu’une fausse gloire, une conquête fictive embellie de souvenirs classiques et de belles déclamations humanitaires.

Accompagné de 36 000 soldats à chacun desquels il avait promis au retour de l’expédition « de quoi acheter six arpents de terre »[1], Bonaparte remporta tout d’abord de faciles victoires. Après s’être emparé de Malte d’une façon déloyale et avoir eu la chance d’échapper à la poursuite des navires anglais, il put s’ériger en envoyé d’Allah, en favori de Mahomet, en thaumaturge commandant au grand serpent sorti du pied de la colonne de Pompée[2] ; mais les mauvais jours succédèrent au

  1. Proclamation du 3 floréal, an VI.
  2. Entrevue de Bonaparte… et de plusieurs muphtis et imans dans l’intérieur de la grande Pyramide… le 25 thermidor, an VI.