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superstition en chine et ailleurs

raisonner, il a recours à toutes sortes de fétiches pour se faire protéger contre le mauvais sort.

Une autre différence de détail entre les superstitions orientales et les superstitions occidentales est que celles des Chinois sont plus naturistes que celle des Européens. Les fantômes, qui ont un si grand rôle dans la mythologie chrétienne, soit comme diables, soit comme revenants, vampires ou loups-garous, sont moins redoutés en Chine, probablement parce que le culte des ancêtres, entretenu avec le plus grand soin, a pacifié la contrée. Les aïeux n’ont pas à se plaindre de leurs fils, qui leur assurent des tombeaux bien entretenus et de riches offrandes ; mais les forces de la Terre, toujours mystérieuses et redoutables, peuvent être souvent offensées sans que l’homme, si frêle en face de ces puissances, sache quel a été son crime : de là des cérémonies coûteuses, de fréquentes oraisons et des pratiques de toute espèce, pour lesquelles on n’a pas à consulter de prêtres proprement dits, mais des géomanciens, des hydromanciens, des astrologues, mille charlatans plus ou moins sincères, qui constituent bien l’équivalent du clergé. Les grands fétiches qu’il s’agit de conjurer à tout prix sont ceux du feng-choui, — c’est-à-dire « l’air et l’eau », — l’ensemble de toutes les conditions du milieu et le grand dragon, autrement dit la terre vivante avec tout ce qui se meut à sa surface et dans ses profondeurs[1]. Pour vivre en harmonie avec ces forces, pour rythmer ses manifestations propres, chacun des actes de sa vie avec les phénomènes de la nature, il faudrait avoir toutes les sciences, et le Chinois, pas plus que les autres hommes, ne les possède : il n’a que l’empirisme, plus ou moins fondé sur une certaine expérience des choses.

Des écrivains ont émis l’opinion que Chinois et Occidentaux restent mutuellement impénétrables dans leur mode de sentir et de penser : tout accord apparent serait forcément un malentendu, puisque les mots eux-mêmes sont intraduisibles de langue à langue. Cela est vrai partiellement, mais ne l’est que pour un temps entre tous les peuples, entre toutes les communautés distinctes. La compréhension réciproque, d’abord impossible, puis difficile, incomplète et décevante, finit par devenir entière chez des individus, d’abord exceptionnels, puis de plus en plus nombreux, représentants avancés de leur type de race,

  1. M. J. Matignon, Superstition, Crime et Misère en Chine, p. 6 et suiv.