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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

nois aux tentatives d’assimilation exercées contre eux à l’étranger est un fait si bien connu qu’il faut y voir certainement une des causes de l’empêchement que l’on met à leur séjour aux Etats-Unis et en Australie : on craint que, dans la concurrence vitale entre nations, la solidarité des instincts et des intérêts leur donne une trop forte prépondérance. Ce qui fait la force de la Chine, c’est précisément son apparente faiblesse. Elle n’a pas la cohésion politique donnée par l’unité de pouvoir et par une rigoureuse centralisation, mais chacune des cellules qui composent le grand ensemble chinois ressemble aux autres par sa morale, ses tendances et sa vie. Chaque groupe de familles pense de la même manière, se donne le même idéal, oppose à tout changement la même force de résistance. Qu’importe si le navire est percé à l’un ou l’autre point de sa carène, puisque tous les compartiments en sont étanches[1] ?

Même les Chinois de la vieille souche ont encore conservé à l’égard du monde extérieur, y compris l’Europe, leur force d’initiative morale. Aux yeux de ces philosophes conservateurs, les étrangers qui les entourent ne sont pas nécessairement des « barbares », comme l’étaient pour les Grecs ceux qui vivaient en dehors de leur microcosme hellénique : ils voient en eux des hommes qui n’ont pas encore compris les principes sur lesquels repose le « royaume du Milieu ». Le devoir des Chinois est donc de donner à leur voisins la vraie compréhension des choses, à la fois par la parole et par l’exemple. Il n’est pas étonnant que, guidés par cette théorie unitaire, les Chinois ne connaissent pas comme les Européens l’idée de « patrie » et qu’ils n’aient pas même dans leur langue un mot pour l’exprimer[2]. La vraie patrie est pour eux l’ensemble du monde où l’on est arrivé à comprendre, comme ils le font eux-mêmes, la constitution normale de la famille et de la société.

Toutefois, la mobilité croissante de l’individu et l’ébranlement, la destruction même des familles qui en est la conséquence présagent aux populations de l’Extrême Orient une révolution sociale et politique beaucoup plus profonde que ne l’ont été les bouleversements modernes de l’Europe occidentale, amenés depuis de longs siècles par des changements graduels. La civilisation de la Chine et des contrées qui se trouvent dans sa dépendance morale, telles que le Tonkin et la Cochinchine, repose absolument sur l’unité de la famille, objet d’un véritable

  1. Marcel Monnier, Le tour d’Asie, l’Empire du Milieu.
  2. Léon de Rosny, Publ. de la Soc. d’Ethnographie.