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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

ciale comme point vital par excellence dans l’organisme terrestre.

Le signe le plus éloquent de la décadence extérieure est l’état des édifices qui furent jadis élevés et décorés avec toute la magnificence de l’art pour servir d’universités et qui sont maintenant utilisés comme écuries ou caravansérails, à moins qu’ils ne tombent en ruines. Et les hommes, semble-t-il, sont tout aussi déchus. Quel écart de dégénérescence, du moins apparent, entre ces « fils purs » de l’Iran, « qui ne mentaient jamais » (Hérodote), et les Persans sceptiques de nos jours, qui subissent bassement la plus vile des tyrannies et ne s’en excusent que par le mépris d’eux-mêmes et de tous ; la longue durée de l’asservissement en a fait les plus ingénieux des menteurs. Quand les formes de la politesse exigent que l’on se présente devant un supérieur en avançant le cou comme pour dire : « Prends ton sabre, abats ma tête », il est facile de comprendre que toute sincérité est bannie de la conversation. Il faut que chaque personne s’accommode à son interlocuteur pour parer à ses ruses, échapper à ses intrigues : « pigeon avec pigeon, faucon avec faucon », tel est le proverbe que l’on aime à répéter en se donnant une ligne de conduite pour les affaires ; mais l’Iranien de bonne compagnie voit aussitôt avec qui il se trouve, car il est profond observateur. Il doit à la société policée dans laquelle il vit une parfaite courtoisie, il est tenu aussi de lui procurer les avantages d’une conversation nourrie d’allusions classiques, de beaux vers déclamés avec grâce et avec force, de nobles pensées bien dites et présentées au bon moment. D’ailleurs, ces devoirs de société n’empêchent pas qu’une certaine arrogance de bon ton, un certain mépris des hommes et des choses se mêlent chez les amis et chez les hôtes au langage le plus raffiné[1].

La longue hérédité de culture se manifeste chez les Persans, peut-être plus que chez les autres peuples ayant eu derrière eux un passé cent fois séculaire de civilisation. Telle est la cause pour laquelle la régression qui s’est opérée dans la vie du peuple choque davantage que ne le ferait sa mort. Que Babel soit tombée, que Ninive ait été recouverte par les sables, la fin naturelle de toutes choses veut qu’il en soit ainsi : ce qui a vécu retourne à la poussière. Mais quand même, la Perse vit encore dans sa décadence profonde. Il y avait là des millions d’hommes, ils y sont toujours, quoique diminués : des villes populeuses

  1. Hermann (Arminius) Vambéry, Sittenbilder aus dem Morgenlande, p. 137 et suivantes.