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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

temps qu’ils ont vengé leur insuccès des premières années du dix-huitième siècle. Trente ans après l’établissement de la nouvelle dynastie turkmène qui réside à Téhéran, ils s’emparaient de toute l’Arménie persane qui touche à l’Ararat et fixaient la frontière à leur guise ; ils interdisaient même à tout vaisseau de guerre persan la navigation de la Caspienne ; sans en avoir le droit par traité, ils installaient un arsenal dans l’îlot d’Achurada, langue de sable qui, située à l’angle sud-oriental de la mer, appartient incontestablement à la Perse ; et depuis longtemps ils ne se donnent même plus la peine de répondre aux requêtes obséquieuses du cabinet de Téhéran ; il leur a convenu d’avoir un dépôt d’armes et de troupes dans ce port militaire, et c’est pure magnanimité de leur part de consentir à ne pas pénétrer plus avant. Au nord, ils occupent au point de vue commercial une situation analogue à celle des Anglais dans le sud, et par la route d’Enzeli et de Recht, à l’ouest, par celle de Meched, à l’est, ils desservent tout le mouvement des marchandises, de même qu’à l’occasion ils pourront diriger la marche des troupes et l’expédition des pièces d’artillerie.

La Perse est donc, pour ainsi dire, dans la situation d’un corps que se disputent deux carnassiers : sa tête est prise dans une gueule dévorante, ses pieds sont tenus par d’autres mâchoires. De même que l’Afghanistan, la Turquie et le Maroc, ces « hommes malades », la Perse ne doit le semblant d’indépendance qui lui reste qu’à la jalousie des puissances, incapables de se mettre d’accord sur la façon de la dépecer. Nul phénomène de l’histoire contemporaine ne montre plus éloquemment combien l’équilibre politique de notre monde est instable et incertain. La Perse a virtuellement cessé d’exister comme pays autonome, et son gouvernement n’est plus qu’une machine à extraction d’impôts pour les dépenses royales, les pensions civiles et militaires, les fastueuses ambassades, les fonctions inutiles. Même pour la fixation des frontières, les employés persans ne sont guère que les porte-mire des officiers russes et britanniques. Quant au peuple, il n’a pas encore fait connaître sa volonté.

Ce conflit des deux puissances européennes représentant au centre de l’Asie deux formes différentes de la civilisation est peut être le fait le plus considérable de l’histoire au commencement du vingtième siècle, car la Perse est, avec la Mésopotamie limitrophe, le véritable centre monumental de l’Ancien Monde, comme l’isthme de Suez en est le centre