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l’homme et la terre. — la révolution

il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire ». En vertu de ces principes, la société pourrait logiquement interdire la formation d’un club de joueurs à la balle ou d’une assemblée d’archéologues. Ainsi la bourgeoisie, arrivée à son but, interdisait au peuple encore opprimé de reprendre pour sa propre cause le langage qu’elle avait employé elle-même. Les conquérants du pouvoir, se substituant aux anciens nobles, s’étaient empressés de fermer la herse de la citadelle dans laquelle ils venaient d’entrer. Et pour assurer encore plus solidement le droit exclusif des propriétaires, ceux qui n’avaient rien furent exclus du droit de suffrage ; plus du quart des Français étaient privés du vote : ils n’acquittaient point la contribution exigée, trois journées de travail, soit trois francs environ.

Du reste, la multitude encore inconsciente, dont la poussée s’exerçait d’une manière irrésistible sur les législateurs, n’avait que très vaguement l’instinct de son droit à la propriété du sol. Les idées socialistes étaient à peine représentées dans le grand mouvement qui aboutit à la Révolution. Presque toutes les brochures écrites sur la grande ferveur du renouveau proclament le respect dû à la propriété, et, par une singulière inconséquence, c’est au nom de la propriété même, le premier des privilèges, que l’on demande la suppression des privilèges. « Des réformes, pas de révolution » ! tel était le cri universel des novateurs qui s’engagèrent, sans le savoir ni le vouloir, dans l’engrenage de la Révolution. En résumé, une vingtaine d’écrits vaguement socialistes par l’expression, cinq ou six autres dont la tendance est plus précise, déjà conscients, telle est la place du socialisme dans les quatre mille brochures qui, avec les cahiers, expriment les vœux de la France en 1789[1]. Et durant le cours des événements tragiques des années suivantes, la logique des choses ne fit guère jaillir un idéal nouveau de la pensée des écrivains, l’instinct primitif n’avait pas encore pris forme sociale. Ni la masse populaire, ni ceux qui la représentèrent, les Jacques Roux, les Varlat, les Leclerc, n’eurent de doctrines bien nettes. Ceux qu’on appela les agitateurs du peuple ne le guidaient pas, ils le suivaient[2], se bornant à traduire ses vagues aspirations qui étaient simplement le « désir de mieux, le rêve de manger à sa faim ». Et pourtant l’histoire constate que la Révolution,

  1. André Lichtenberger, Revue Socialiste, 2 juin 1898.
  2. Bernard Lazare, Histoire des Doctrines révolutionnaires, p. 13.