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l’homme et la terre. — russes et asiatiques

désert[1]. Pour attirer l’immigration à flots pressés, il suffirait certainement de « laisser faire », après avoir construit et parfaitement aménagé dans son ensemble la route du littoral qui réunit l’embouchure du Rion au détroit de Yéni-kaleh. L’ancienne corniche établie par Mithridate est depuis longtemps détruite par les érosions et les éboulis ; mais il est étrange que le premier souci des Russes n’ait pas été de construire tout d’abord cette route stratégique et commerciale. On s’est repris à deux fois pour la faire : d’abord les ingénieurs ordinaires du gouvernement se chargèrent de cette œuvre, la commençant sur une centaine de points et ne la terminant nulle part ; puis le général Annenkov, qui avait dirigé la construction du chemin de fer transcaspien en des conditions de célérité inusitée, transportant d’un coup vingt-cinq mille terrassiers provenant des provinces de l’intérieur dévastées par la famine, se fit fort d’achever la route en deux années. Il ne tint pas complètement parole et les crédits ne lui furent pas continués plus longtemps : toutefois, la prise de possession définitive de la contrée par les colons, agriculteurs et industriels, n’est qu’une question de temps, car la pression de la population montante se produit également, à l’ouest et à l’est, vers Novo-Rossiisk et vers Batoum ; la vie fera disparaître de nouveau la trace des anciens massacres.

Au sud du Caucase, dans les vallées larges et bien ouvertes du Rion et de la Kura, la russification des indigènes se fait d’une manière automatique, par la force même des choses, puisque la colonisation modifie constamment l’équilibre au bénéfice de la Russie et qu’en même temps le pouvoir, la direction administrative, le commandement des troupes, toutes les initiatives d’autorité appartiennent au tsar et à ses représentants ; mais cela ne suffit point aux dominateurs de la contrée : au jeu naturel provenant de la situation économique et des conditions politiques du pays s’ajoutent les manœuvres brutales des centralisateurs, pour lesquels toute diversité de langue, de religion, de mœurs, relativement à la pratique des Russes, est un véritable délit, presqu’un crime. Ils ont oublié que les Kartvel ou Géorgiens sont, par l’acte même du traité primitif, de simples alliés et protégés de l’empire russe. Ils veulent ignorer qu’en 1799, lorsque le roi Georges III, personnage triste, débauché, malingre, se laissa persuader par le ministre russe qu’il ferait

  1. Jean Carol, Les Deux Routes du Caucase.