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peuples du caucase

l’empire ; les deux mers, à l’est la Caspienne, à l’ouest la mer Noire, appartenaient à ses vaisseaux : désormais, les tribus du Caucase, enfermées dans leurs hautes vallées, ne pouvaient avoir de communications avec le reste du monde que par le territoire russe, et devaient forcément s’entendre avec le peuple assiégeant pour l’entretien de leur petit trafic ainsi que pour le va-et-vient de leurs migrations temporaires.

La domination russe devint bien plus inévitable encore lorsque la route militaire de Vladikavkas à Tiflis eut été construite, dès le commencement du dix-neuvième siècle, par le passage du Darial, le long du Terek et de l’Aragva, et que la chaîne du Caucase fut ainsi coupée en deux. Une deuxième route, celle du Mamisson, joignit la vallée du Terek à celle du Rion, coupant encore la Caucasie occidentale en deux fragments, puis d’autres chemins, de-ci et de-là, montèrent à l’escalade des monts à travers les bois et les forêts. Ainsi que le chanta Lermontov, le géant Kazbek se prit à trembler quand il vit les nains de la plaine s’avancer contre lui, armés de pelles et de pioches, armes bien autrement redoutables que le canon.

Mais cette domination qui s’accomplissait par la force même des choses, les Russes voulurent la hâter par la destruction des vergers et des villages, par l’extermination des hommes. Chaque vallée fut successivement conquise et nettoyée d’ennemis. Au milieu du dix-neuvième siècle, les Tcherkesses du Caucase occidental, encore à peine entamés par la guerre, étaient au nombre d’un demi-million ; lorsqu’ils furent forcés dans leurs hautes vallées, on les évaluait à environ 300 000 : près de la moitié des montagnards avait péri. Mais la haine du vainqueur s’acharnait contre eux. Une proclamation du prince gouverneur, le grand-duc Michel, ordonna que le vide se fit devant lui, dans l’espace d’un mois, sous peine de captivité. Le vide se fit en effet et, dans les six premiers mois de l’année 1864, près de 260 000 fugitifs traversèrent la mer Noire ; de 1858 à 1864 on en compta officiellement près de quatre cent mille. La Porte leur offrait un asile en diverses parties de la Turquie d’Europe et de l’Anatolie, mais ils étaient ensauvagés par la guerre, aigris par le sort ; devenus méchants, ils ne voyaient que des ennemis, et leurs nouveaux voisins les détestaient en effet, on s’assassinait de part et d’autre, et les nouvelles colonies ne prenaient point racine dans le sol. Les cent cinquante mille Tcherkesses que l’on avait domiciliés en Bulgarie, près de la frontière serbe, ont presqu’entièrement